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Le deuil

Le processus psychique du deuil

En psychanalyse, nous parlons du travail de deuil pour évoquer la capacité du psychisme à se transformer autour d’une perte. C’est un processus à l’origine de la construction psychique , qui se poursuivra toute la vie. Le travail du deuil est à la fois un processus interne, intime, mais aussi extérieur, familial, collectif, universel, ritualisé, présent dans toutes les cultures. La perte est inhérente à toute évolution du vivant. On ne peut que le constater. Cette perte n’est pas subie, elle est désirée par le vivant; Le désir d’aller vers, d’investir de nouveaux objets, est un élan naturel, poussé par la pulsion de vie. Ce désir conduit à quitter, s’éloigner, c’est une acceptation de la perte pour vivre la suite.

Quand le deuil est ralenti, voire figé

Cette puissance psychique de transformation obéit à une dynamique mais peut aussi subir des ralentissements, voire un arrêt total. C’est alors que nous parlons d’un deuil qui ne se fait pas, ou ne s’est pas fait. En cas de Trauma (est appelé Trauma l’ensemble des effets psychiques dûs aux évènements dramatiques que vit un sujet, quelle que soit la nature de ces évènements), le travail du deuil est bloqué, au moins un certain temps. En effet, le Moi se clive pour se protéger d’une trop grande souffrance, d’une décompensation. D’un côté il continue à vivre comme avant, pendant qu’une partie de lui se fige, du côté inconscient. Il enferme ses souvenirs dans une ‘crypte’ inaccessible. Le Moi continue sa vie en faisant tout, de façon involontaire et non consciente, pour éviter les zones, les rencontres, les pensées offrant la moindre possibilité de réveiller la peine emmurée. Ce qui l’oblige à rétrécir grandement son champ d’action. Il s’amenuise ainsi, devenant au pire l’ombre de lui-même.

C’est ainsi que nous observons certaines personnes hantées par leur mort, mais en même temps, ne parvenant pas à accéder au chagrin de la perte. Ne pouvant approcher cette souffrance, l’accès à la réalité de la disparition est impossible. La perspective du futur est alors empêchée.

Les deuils pour chaque étape de vie

Le processus psychique de deuil accompagne chaque étape de vie. Toute période dans l’évolution personnelle d’un sujet fait l’objet d’un deuil ouvrant l’accès à la période suivante. Il y a un élan, un désir d’agrandissement du champ d’action qui favorise l’acceptation de la perte des avantages liés à la période précédente. Les deux sont concomitants. Ainsi en est il du petit enfant qui parvient à s’émanciper progressivement de la protection maternante qui lui était nécessaire et bénéfique pour s’éloigner, investir d’autres objets sans se sentir perdu. Son désir d’autonomie, élan naturel, le porte vers l’acceptation de la perte du cocon antérieur, de façon intermittente dans un premier temps; puis bien sûr plus pérenne. Par exemple, les hésitations lors des prémices de la marche montrent que coexistent la peur de la séparation, de l’absence de main qui tient, et la jubilation du mouvement autonome, entrainant cris de joie, et … parfois la chute ! Et la répétition jusqu’à trouver l’équilibre entre les deux forces psychiques: désir de mouvement, peur de quitter.

Nous portons ainsi de nombreux départs en nous. Ces processus psychiques sont engrangés, mémorisés et seront en résonance avec les vécus suivants. Si les premières séparations se sont effectuées avec un accompagnement évitant un trop-plein d’angoisse et de détresse, les autres séparations seront sans doute vécues sans effondrement narcissique du Moi.

Mais il n’en va pas toujours ainsi. Parfois les résonances avec des pertes anciennes sont telles qu’elles empêchent d’accéder à ce travail psychique de transformation. Parfois aussi, des pertes à l’âge adulte sont de véritables traumatismes difficilement surmontables.

Les ruptures de vie

Des ruptures dans la trajectoire d’un sujet tels qu’un licenciement, une exclusion, une rupture amoureuse peuvent être si difficiles à accepter qu’elles empêchent durablement le passage vers autre chose. Le processus de deuil est ralenti. Il faut alors une pause, un retour sur soi réparateur.

La fixation à une période ou à un être dont on ne peut se résoudre à accepter la perte est souvent amplifiée par les non-dits. Le travail de deuil pourra avoir lieu lorsque les paroles impossibles seront enfin prononcées, même en l’absence du destinataire. Par exemple, dire ce qu’on n’a jamais pu dire à ce parent avec lequel persistait un conflit irrésolu, parti en laissant cet inaccomplissement relationnel. Même si c’est par l’évocation mentale, (devant sa tombe, ou en thérapie!) la réparation symbolique est toujours possible.

Faire le deuil d’une relation compliquée et conflictuelle est long, difficile. Les manques sont encore manquants. L’attente du comblement des manques tenait la relation. Et ce qui n’a pas été comblé, mais était en espoir de l’être, espoir toujours déçu, se trouve maintenant face au vide. Il faut faire le deuil de cet espoir. De plus, l’ambivalence qui dominait la relation fait ressurgir les sentiments puissants d’amour haine éprouvés enfant pour les parents et leur conséquence: le sentiment de culpabilité. Tout deuil commence par un sentiment de culpabilité. ‘Et si je n’étais pas une personne suffisamment bonne et que j’aie provoqué la rupture’? Une auto-dépréciation peut surgir aussi. ‘Je n’ai pas droit à ce que tous les autres possèdent’ ‘ je ne suis pas à la hauteur’. ‘ je n’ai pas fait ce qu’il fallait’.

Accepter le manque

Un deuil est toujours la traversée d’un manque. On ne peut reconstruire du relationnel qu’en lâchant ce passé auquel on tient encore, en s’autorisant à vivre sans.

Le deuil de symptômes est à cet égard très significatif. Un symptôme, bien qu’insatisfaisant à la longue, et parfois destructeur par sa répétition et son aspect coercitif, emplit d’un plaisir réflexe, immédiat. Vivre sans le symptôme consiste à renoncer à cette satisfaction, donc à en accepter le vide. Par exemple, on peut rester dépendant d’une addiction et de son rôle de remplissage, même quand on a découvert la cause de l’angoisse qu’elle servait à masquer et même si cette angoisse diminue. Le psychisme a construit un circuit quasi inconscient qui continue à fonctionner de façon presque autonome. Amener à la conscience les ressorts (peurs, désirs) de la pulsion qui pousse à l’addiction au moment où elle se présente contribue grandement à une meilleure gestion de celle-ci. L’intégration des éléments de la pulsion dans le conscient conduit à pouvoir modifier la dynamique psychique, en diminuant le besoin de ‘pansement’ ou ‘remède’, privant ainsi le symptôme de la force de sa fonction première. Il devient moins nécessaire, jusqu’à ne plus l’être du tout.

Les deuils nous construisent psychiquement

L’acceptation de la séparation petit à petit devient effective chez le jeune enfant avec la possibilité de créer des représentations psychiques de ses parents, qui remplacent la réalité de leur présence. L’ambivalence des sentiments sera intégrée si l’enfant est rassuré sur le fait que ses mouvements affectifs, qu’il éprouve comme violents en lui, n’entament pas la continuité de la relation, ne provoquent pas de violence en retour, ni de rejet. Grâce à cette intégration, l’enfant apprend à se séparer, peut investir d’autres objets d’amour que les parents. Il construit psychiquement sa capacité à faire le deuil, à évoluer dans sa vie, à investir d’autres objets d’amour.

Le deuil originaire

Paul-Claude Racamier est à l’origine de la notion de deuil originaire, sur lequel s’appuient tous les autres deuils, et dont le dépassement ou l’échec de dépassement conditionne le rapport à l’autre tout au long de l’existence.

‘Par deuil originaire, je désigne le processus psychique fondamental par lequel le moi, dès la prime enfance, avant même son émergence et jusqu’à la mort, renonce à la possession totale de l’objet, fait son deuil d’un unisson narcissique absolu, et d’une constante de l’être indéfinie, et par ce deuil même, qui fonde ses propres origines, opère la découverte de l’objet comme de soi et l’invention de l’intériorité’ (1).

Le parent n’est plus investi de façon fusionnelle et entière, il se transforme dans la psyché de l’enfant en un premier objet extérieur, que l’on aime, que l’on déteste, que l’on recherche, que l’on repousse, tour à tour, et sans que la relation soit coupée. Ainsi l’enfant accède à l’extériorité de l’objet et dans le même temps à la construction de sa propre intériorité.

La traversée du deuil originaire permet de se sentir suffisamment en confiance , (qui n’est pas une confiance aveugle) pour investir le monde, la vie, les autres. C’est ce qui est nommé confiance de base. Elle ouvre aux investissements affectifs des objets autres que le premier narcissique. Elle permet l’existence psychique de l’autre, en tant qu’autre. Elle permet la créativité. Elle ouvre à la possibilité de traverser les autres deuils à venir sans effondrement, sans négation. Elle permet de vivre le manque, même si douloureux, ou très douloureux, de le surmonter, de finir par l’accepter, sans s’engouffrer dans un vide irrémédiable. Le processus psychique de dépassement de la perte se produit.

La censure du deuil

Mais si ce deuil originaire n’est pas réalisé, un dysfonctionnement se met en place. Le deuil de la toute-puissance infantile n’a pas lieu. Le deuil de la pleine appartenance non plus. Le comblement narcissique pour retrouver cette fusion est toujours recherché. Les objets extérieurs ne sont pas investis en tant qu’autres, mais sont pris puis jetés, servant uniquement ce besoin d’être comblé narcissiquement. Si l’étape du deuil originaire n’est pas franchie, le monde extérieur et le monde interne ne sont pas séparés. Tout ce qui est à l’extérieur doit servir l’intérieur. Le deuil (la séparation) est inacceptable, nié, rejeté totalement. On reconnait là les pathologies perverses narcissiques, telles que décrites par P.C. Racamier.

La sortie de deuil

Sortir d’un deuil, c’est en fait accepter de vivre le deuil. Ne pas persister à entretenir le souvenir d’une figure du passé, transformé imaginaire auquel on s’accroche, qu’on maintient coûte que coûte à l’état de mort-vivant psychique, par peur de faire disparaitre à nouveau et définitivement ce que l’on voudrait, pense-t-on, voir revenir.

Sortir du deuil, c’est faire disparaitre le fantôme qui hantait le psychisme: objet interne, déconnecté du réel, vidé de substance, mais présent partout, en filigrane. Que ce soit celui d’un être disparu, d’une relation terminée, d’un passé surinvesti, la présence de fantôme happe une bonne partie de la libido (énergie psychique).

Au cours d’un deuil, le fantôme disparait, l’objet revient. Il est possible d’investir à nouveau l’extérieur, au point de vue affectif, sensoriel, mental. Un nouvel état se met en place, les courants psychiques sous-jacents ont fait leur oeuvre, le travail de deuil a opéré un changement profond. C’est la redécouverte du monde, à l’aune des nouvelles perceptions issues de cette transformation.

En conclusion
La capacité d’aimer objectalement, la capacité de jouir du plaisir, et la capacité de supporter le sentiment de deuil constituent toutes ensemble les conditions de toute santé psychique. (2)

(1) (2) Paul-Claude Racamier, Le deuil originaire, Payot.