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L’emprise

Qu’est ce que l’emprise ?
Certaines relations conduisent parfois  à quitter sa propre personnalité pour en adopter une différente afin de s’adapter coûte que coûte. Alors, on devient autre, mais surtout on devient l’ennemi de soi. S’opère un véritable transfuge. On trahit sa propre cause. On se laisse mener vers un chemin où le moi est perdu.
Ce phénomène ne laisse personne indifférent. Vécu ou observé de l’extérieur, il est une énigme. Comment pouvons nous comprendre l’aveuglement d’une personne, qui se laisse maltraiter tout en trouvant des excuses à son bourreau, qui s’anéantit pour le servir et ne songe pas à le quitter? De l’intérieur, nous avons tous expérimenté ce déplacement nous menant à agir contre notre intérêt, à suivre quelqu’un sur une voie qui ne nous convient pas, à ne pas tenir compte de notre propre désir, à nous laisser embarquer dans une course sans fin pour tenter de satisfaire un autre qui a pris l’ascendant. Et plus tard, nous nous interrogeons: comment ai-je pu me laisser faire? Pourquoi me suis-je oublié (e) ?
Les situations où l’un des protagonistes s’arroge le pouvoir à son seul profit au détriment d’un autre dont la volonté et le désir sont annihilés s’expliquent par un phénomène psychologique: l’emprise. « Le but de l’emprise est l’élimination du sujet en tant que porteur d’une parole, d’une différence, d’une liberté. » (1)
Les situations d’emprise
L’emprise s’installe de façon insidieuse ou brutale et prend forme au sein d’un grand nombre de situations: couple, collaboration de travail, parent/enfant, escroqueries en tout genre, situations d’abus. L’emprise est à la base de la manipulation de groupes par un maitre ou gourou et dans l’asservissement d’un peuple par une dictature. Partout où une situation de pouvoir peut être déviée de façon abusive vers un but : l’asservissement d’autrui et l’anéantissement de sa liberté d’être. L’apparence est celle du consentement de la victime, mais en réalité c’est un consentement bafoué, détourné par la manipulation.
Les personnalités complémentaires dans une relation d’emprise
Il faut être deux pour créer une relation d’emprise. Chacun a un déséquilibre narcissique complémentaire de celui de l’autre. D’un côté une personnalité souple, doutant d’elle-même, aux qualités d’empathie et d’écoute, à l’estime de soi fragile. De l’autre côté, un besoin irrépressible de maitrise, de fusion, une terreur de la séparation, un rejet des doutes et des questionnements, une haine des ‘faiblesses’. L’un est rassuré par l’apparence de force, d’assurance et de liberté d’être. L’autre projette sa peur de ses propres fragilités sur autrui, qu’il cherche à annihiler.
La pathologie du lien
Le lien d’emprise est maladif. Il conduit à la lente destruction. L’objectif n’est pas l’écrasement définitif. Il faut au contraire que les coups laissent suffisamment de vie pour que perdure l’entreprise d’écrasement. Le lien est perverti. Pour asseoir son pouvoir et maintenir son objet , l’empriseur manipule l’information et les sentiments. L’emprisé est sous le feu des contradictions et doute de lui-même en permanence.
Le processus menant à l’emprise
La relation d’emprise s’installe au cours d’un processus bien identifié et immuable. La première étape est celle de la séduction. L’empriseur arrime l’emprisé par le biais d’une dépendance affective. Puis l’étape suivante consiste pour l’empriseur à manipuler son objet, en se montrant tour à tour aimant et haineux, charmant et désagréable, voire odieux, l’enfermant dans une prison dont le monde extérieur est banni, jouant sur les sentiments, la culpabilité, la peur, les promesses pour faire accepter ses comportements inacceptables. « La machinerie déployée par le manipulateur utilise la dévalorisation permanente, le chantage, instille le doute et la culpabilisation et brouille le discernement à travers l’envoi de messages paradoxaux. »(2)
L’emprisé descend alors aux enfers, et c’est la troisième étape. Une sorte de léthargie s’installe en lui. Les agissements du manipulateur sont de plus en plus destructeurs: insultes, crises de jalousie, indifférence, passage de la haine à l’amour. La victime d’emprise ne s’en défait plus, justifiant tout en s’auto-dévaluant. Sa boussole intérieure est déréglée, et n’apporte plus les repères pour déceler dans quel état psychique elle se trouve. Elle met en place des mécanismes de défense tels que le déni de réalité et l’identification à l’agresseur .
Ces situations peuvent mener à la dépression, au suicide, à l’oubli de soi, à la dépersonnalisation, aux addictions. Dans tous les cas la vie s’amenuise, entièrement tournée vers le souci de maitrise des pulsions de l’autre: tout faire pour qu’il ne se mette pas en colère, éviter les situations potentiellement sources de conflit, oublier ses désirs et se consacrer à satisfaire aux exigences de l’autre.

Le processus menant à la déprise
Une nouvelle étape doit absolument advenir: celle de la prise de conscience. Quand un pas supplémentaire est franchi, le seuil de tolérance atteint, la loyauté envers le bourreau s’amoindrit. La réalité affligeante dans laquelle évolue l’emprisé (e) devient dérangeante. S’éveille le désir d’une vie propre à soi dont il – elle s’est coupé (e) et dont il – elle ressent le manque. Un regard, une parole amie tentent d’éclairer, et cette fois il – elle les entend. Un changement salvateur de point de vue s’opère. Une faille dans le système bien huilé qui fonctionnait sans contrôle.
Ensuite, il faudra se convaincre que l’on ne peut rien changer à la situation. On a été pris dans un lien pathologique mené par une personnalité incapable de se remettre en cause, incapable d’empathie, et de changement. La pulsion de vie revenue, le désir de s’émanciper de l’assujettissement sera impérieux.
Après la sortie d’emprise, la reconstruction de soi
Quitter ce lien pathologique nécessite une reconstruction. Réfléchir aux causes ayant mené à l’emprise permet de diminuer le risque de la reproduire.
Se reconstruire est retrouver son autonomie psychique, se replacer au centre de sa vie émotionnelle, cultiver son intériorité, recontacter son énergie vitale pour faire des choix conformes à qui on est. C ‘est un cheminement initiatique. On doit déconstruire ce qui nous a mené à notre perte, sans chercher à revenir en arrière. « Se défaire d’une emprise, c’est entamer un processus de lente transformation. On ne sera plus la même personne. » (3)
Le contexte sociétal favorise les situations d’emprise
Les relations d’emprise augmentent en nombre et les dégâts humains qu’elle génère sont immenses. Les fragilités narcissiques se révèlent dans un monde où règnent les injonctions à être fort et à tout réussir, dans des contextes sociaux, au contraire, de grande précarité. « Par les paradoxes qu’elle entretient, notre société génère une précarité psychologique, qui elle-même favorise les phénomènes d’emprise, dans les entreprises comme dans les comportements privés.’'(4)
Les valeurs relationnelles
L’expérience de l’emprise conduit à s’interroger sur les valeurs à mettre en oeuvre dans nos relations: réciprocité dans les échanges, respect de l’Alter, de ce qui est différent chez l’autre: « Ne doit pas nous échapper, à tout moment, la conscience que l’autre possède une part profonde, son être même, inaccessible. »(5) Au contraire de la relation d’emprise, qui est une négation de l’altérité.
Ensuite on reprendra sa route pour parvenir à créer un rapport d’amour réciproque et sain.

 

Lexique:

Empriseur: celui qui met autrui sous emprise. Appelé aussi manipulateur, ou dominant.
Emprisé: celui qui est sous emprise d’autrui. Appelé aussi victime de l’emprise, ou assujetti.

Citations (1) (2) (3) (4) (5)
Geneviève Abrial: Les sortilèges de l’emprise, Editions Eyrolles, parution en février 2025.