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La déception

Nous connaissons tous des vécus de déception au cours de notre vie. C’est l’expérience humaine la plus banale. Et pourtant, on aimerait l’éviter car elle est source de grande souffrance. Elle apparait quand le réel s’impose après une idéalisation, un temps d’avant où l’on imagine l’à venir, lorsque l’attente gonflée d’espérance a mobilisé les fantasmes. Le réel ne peut qu’être différent, en décalage par rapport à ce que l’on croyait. Parfois mieux mais parfois moins bien. Parfois déroutant. Parfois très éloigné du rêve. La déception provient de ce décalage entre réel et imaginaire. Le réel intervient comme par effraction. Il est autre. Il est l’Autre. Ce qu’on ne contrôle pas, avec lequel il faut traiter, face auquel il est nécessaire de s’affirmer. Les premières déceptions, surtout, sont cruelles. Lorsqu’un événement fait vaciller le monde de l’enfance qui ne sera plus jamais comme avant. Ou lorsque l’élan spontané et entier se heurte à une fin de non recevoir. Lorsque la protection attendue, connue jusque-là, s’avère inefficace, déficiente. Lorsqu’une vérité cachée est perçue au-delà des mots, ou par hasard, sans explications, sans égard.

L’origine du mot déception est le latin deceptio qui signifie tromperie. La déception suit le sentiment d’avoir été trompé: trahi par autrui, trahi par notre propre vision des choses, trahi par notre faible capacité à anticiper et à envisager les différents scénarii. Dans tous les cas, on a cru à quelque chose ou à quelqu’un et cette croyance s’est avérée trompeuse, nous menant à attendre ce qui ne sera pas. La déception est ce moment de descente où apparait la désillusion. On se faisait une idée. Le réel ne correspond pas à l’idée . Dans le meilleur des cas, le moment est celui d’un réajustement : le deuil de l’idée préconçue se combine avec l’adaptation au réel. Celui-ci est intégré, il se relie aux désirs, le plaisir à vivre se déploie. Dans le pire des cas, le deuil ne se fait pas. Le rêve s’accroche. Le réel est décevant. On n’en veut pas. On le nie, on le rejette. Ou on essaie de le manipuler pour qu’il soit conforme à nos espoirs et à notre idée. Sans compromis avec lui.

Parfois les déceptions de l’enfance ont été immenses et sont difficilement dépassables. Ne pas s’être senti reconnu dans sa différence, avoir été brisé dans ses élans, ne pas avoir été soutenu ou protégé sont des expériences telles de déception, au regard de ce qu’un enfant peut légitimement attendre, qu’elles engagent une méfiance durable. L’autre n’est-il pas de toute façon prêt à trahir, à abandonner ? Le mode de relation est troublé par cette attente (frustrée aussi) de la déception.

Nous vivons une tension entre principe de plaisir (auquel obéit le fantasme) et principe de réalité, celui du réel bien tangible auquel nous ne pouvons nous soustraire. Pour que la satisfaction (partielle) des désirs puisse avoir lieu dans le réel, il faut accepter de vivre cette tension, ne pas la fuir absolument en se réfugiant (trop) dans le fantasme pur ou dans les satisfactions immédiates de désirs peu élaborés. Quelque chose alors de la déception pourra être intégré, c’est-à-dire dépassé. Oui, ce vécu est décevant, pas en tant que tel, mais tant qu’il est superposé avec le rêve en filigrane, en référence. Pourtant vivre consiste à élaborer un composé d’idéalisation et de déception: aucune évolution ne pourrait avoir lieu sans un idéal qui nous guide et nous motive à agir, à condition que cet idéal soit combiné avec l’adaptation au réel. La déception est un vécu de perte. Accepter la déception permet de s’extraire du sentiment de frustration en ajustant ses désirs avec le réel pour qu’il y ait adéquation et satisfaction. Accepter puis surmonter la déception, c’est ouvrir les possibilités du changement. On pourrait dire que le réel, forcément différent du rêve, est par nature décevant. Cependant, le réel nous conduit à modifier quelque chose en nous pour évoluer vers son intégration tout en accédant à nos désirs fondamentaux. Fuir la déception risque au contraire de nous laisser stagner dans la colère, le ressentiment ou l’envie. Un équilibre est à trouver entre désir et réalité, entre élan et retenue, entre l’idéal et la connexion au monde.

Le principe de plaisir lorsqu’il fonctionne seul est tourné vers l’intérieur, ne se met pas en contact avec autrui. Il a besoin d’objets visant uniquement à le satisfaire (substances ou êtres). Le plaisir et l’autre sont dissociés car la relation à l’autre, source d’ambivalence, est ingérable. « C’est le plaisir lui-même ou ce qui lui sert de support qui devient le compagnon de route, le substitut de la présence. Le reste n’est plus qu’à son service exclusif. Le plaisir peut ainsi tuer le désir’. Par l’accès à la frustration le principe de réalité enrichit le principe de plaisir. Le principe de réalité oblige à s’adresser à l’extérieur, à tenir compte de l’autre, à le considérer dans son altérité essentielle. ‘Dans la déception et grâce à l’accès aux parcelles de réalité, l’autre peut prendre figure, être reconnu, incarner sa position, se constituer comme objet.’ Quand l’autre existe, la non satisfaction du désir est normale, inévitable. Accepter l’échec de la satisfaction permet de ne pas rester fixé à l’assouvissement hallucinatoire (fantasmé) lié au pur objet de plaisir, et ouvre aux satisfactions réalistes, pleines de sens, profondes et évolutives. Le principe de réalité permet au principe de plaisir un accomplissement plus pérenne, plus proche de valeurs hautement investies.

En italiques, extraits de
Éloge de la déception, Jean-Philippe Dubois
Dans Libres cahiers pour la psychanalyse 2002/1 (N°5), pages 79 à 85 Éditions In Press

 

L’ absence à soi

L’absence à soi est une difficulté à vivre assez fréquente aujourd’hui, mais invisible, et souvent indécelable de l’extérieur. En effet, on peut être absent à sa propre vie, tout en accomplissant les tâches, les activités qui nous incombent de façon parfaite, irréprochable même. Il est possible de vivre en portant un masque en permanence, en jouant un rôle constamment, parfois sans en être conscient. Ce masque peut ensuite, de façon insidieuse, remplacer, envahir toute la personnalité, se fondre en elle, pour ne faire qu’un avec elle. L’individu n’a plus conscience de jouer un rôle, perdu lui-même dans son jeu. Il s’échappe alors de lui, se désincarne, se désolidarise de sa propre existence. « Je est un autre ». Mais qui est « Je » dans ce cas ? où se cache-t-il ? Pourquoi se cache-t-il ?

L’absence à soi est une façon de disparaître du monde. On est ailleurs, on n’est pas présent ici et maintenant à ce qu’on fait, à ce qu’on dit. On s’est absenté, on est excusé, on reviendra plus tard. ou pas…L’absence à soi est un moyen de se soustraire à ce qui est trop lourd, trop compliqué, ou impossible à tenir. C’est un fonctionnement de défense, permettant de ne pas s’exposer, de ne pas se donner à voir, lorsque être vu est trop dangereux. Pour certains, être vu, c’est comme mourir..

L’individu absent à lui-même agit dans son quotidien sans prendre conscience de l’impact, de l’importance de son agir, pour lui ou pour les autres. Il réside au sein d’une conscience amoindrie. Parfois un espace, un fossé, une barrière ou un mur semble construit, érigé entre lui et le monde extérieur. Le psychisme se met en retrait,  dans un état un peu limite, un peu ‘borderline’. En demi-teinte, jamais sûr de rien, vivant dans une sorte de brouillard, le sujet ne se définit pas de façon constante et affirmée. Il navigue dans un sentiment de vide, se meut dans un désordre psychique, un flou émotionnel. Il ne sait pas qui il est, il ne se projette pas dans l’avenir, trop incertain, trop peu ancré dans le réel.

Il n’est pas tout à fait dans sa vie. Il demeure dans un état d’indétermination, comme s’il ne pouvait pas encore vivre, choisir, créer son monde. Il vit  une sorte d’errance, de rêve éveillé…

Le sentiment d’irréalité qui accompagne cette  démission à soi-même est particulièrement angoissant, quand il vient à la conscience. Ne pas se sentir exister, ne pas se reconnaître, vivre en automate, sont des expériences de dépersonnalisation anxiogènes au possible.

Le sentiment vital peut être atteint. Au pire, l’inconsistance dans laquelle se meut l’individu absenté de lui-même lui rend sa propre vie insignifiante. Ses décisions, son parcours l’indiffèrent. Il laisse les circonstances extérieures, ou quelqu’un le gouverner, prendre sa vie en main.  Cette désertion de soi entrainent une passivité et un sentiment d’impuissance.

L’absence à soi concerne sans doute beaucoup de sujets dans un monde  où chacun a tout à construire, où l’individu est tenu à être entièrement maitre de sa vie. Dans un monde où l’individualité et l’initiative dominent, chaque personne se doit de créer, inventer, construire sa vie aussi bien professionnelle que personnelle. De lourdes charges pèsent sur chacun, avec la tentation légitime de fuir pour échapper à ces pressions énormes. Qui n’a pas eu besoin de s’extraire, de se’ défiler’ face à cet enjeu angoissant qu’est devenu le fait de vivre sa vie de façon autonome, indépendante, dans la perfection et la performance ? qui n’a pas eu envie de ne plus exister pour personne, d’être « oublié » un temps? Dans notre rapport au monde le sens est à chercher, au sein du vide qui l’emporte souvent, l’immédiateté prenant le pas sur la continuité, et l’urgence tenant lieu de moteur.

Un choc, un traumatisme, une déception, une éducation intrusive, ou empreinte de silence, de non-dits, de secrets, sont des causes de cette dépersonnalisation. Les évènements personnels, intimes se conjuguent avec les circonstances extérieures pour amplifier cette tendance au retrait et à la dissociation.

Comment reprendre pied dans la vie avec un mal si difficile à déceler ? Un sujet prendra conscience de son détachement du monde au moment où il se sentira reprendre contact justement, avec celui-ci, et avec sa réalité. Le sentiment de satisfaction profonde qu’il éprouvera alors à se sentir exister ne lui échappera pas.

Nous disparaissons tous un peu dans la course effrénée que nous menons, où tout s’échappe, se dissout très vite. Quand nous posons-nous pour penser ? à soi, à autrui, au monde, à la vie, au sens des choses, au destin, à ce qui nous habite, à ce qui nous construit. Il est plus que temps de s’en préoccuper au risque de voir grandir en nombre et en intensité cette désertion du contact avec la réalité intérieure et extérieure, fort dangereuse aussi bien individuellement que collectivement.