Nous pouvons tenter de définir la réalité psychique, à partir des trois modes que sont le réel, l’imaginaire et le symbolique, reprenant ainsi l’approche de Lacan.
Quand il y a une souplesse d’échanges articulés entre ces trois registres, on peut parler de fonctionnement psychique satisfaisant. Si l’équilibre est perdu, un mal-être ira grandissant. Le travail analytique consiste à activer les interactions psychiques pour que les trois niveaux collaborent et s’harmonisent mutuellement.
Le réel se définit dans ses rapports aux deux registres : celui du symbolique et celui de l’imaginaire, avec lesquels il forme structure , par lesquels il peut être approché, pensé, élaboré ensuite.
S’il n’est pas structuré au sein du symbolique et de l’imaginaire, le réel ne peut pas s’appréhender. Il est alors informe, impensé. Il est ‘l’objet d’angoisse par excellence.’ Ce n’est même pas l’inconnu, c’est le ‘non-reconnu’. Tant qu’il n’est pas relié, mis en mots, donc intégré, tant qu’il reste inommé, il est l’impossible, générateur d’une souffrance absolue, et indicible. Il est un point aveugle du psychisme, il relève de la crypte de l’inconscient. Il est l’impossible à dire, car l’impensé. L’angoisse absolue.
Le réel est, par exemple, ce que l’enfant vit et ne peut se représenter, saisi par l’effroi, sidéré par l’inconnu faisant effraction. En d’autres termes, on l’appelle trauma. Un trauma vécu sans mots, sans élaboration psychique, sans possibilité de représentation.
Pour être intégré, le réel s’appuie sur le symbolique, constitué des mots, des différentes représentations, de la comparaison, des histoires d’autrui. Le réel est alors tenu, maintenu, porté par le symbolique, devient supportable de ce fait. Avec le symbolique, le réel peut s’intégrer, s’incarner psychiquement. Le symbolique travaille le réel jusqu’à le transformer en quelque chose de possible.
S’il ne peut pas être intégré, s’instaure un clivage de la personnalité. Il peut alors faire irruption de façon fracassante, peut devenir délire, hallucination. Il s’impose d’autant plus qu’il n’est pas pensé. Il surgit là où on ne le voit pas, précisément. Il enferme le sujet dans la répétition. Il est ‘la mauvaise rencontre’. Le sujet vient toujours buter sur lui, tant qu’il ne l’a pas ‘travaillé’. N’étant pas symbolisé, le réel s’impose sous forme d’acting, de passages à l’acte, d’agir pulsionnel, de compulsion de reproduction des mêmes scénarii, de somatisation. Le corps agit là où le psychisme n’a pu mettre des mots.
Le travail psychique contribue à intégrer le réel dans l’inconscient, sans quoi il est encrypté, fossilisé, Il devient alors un point aveugle, qui rend aveugle à ce que l’on vit ‘réellement’, organisant les répétitions de fonctionnement.
Le premier réel qui nous est donné de vivre est le traumatisme de la naissance, passage de l’état de fœtus entouré de l’enveloppe utérine, à l’état de nouveau-né, dans la dureté de l’air, des sons, et des lumières, de ce soudain réel non tamisé, non filtré. Privé à tout jamais de la matrice ultra protectrice, le bébé est assailli d’angoisses, et de frustration, qui l’envahissent sur un mode hallucinatoire. Petit à petit, ces angoisses s’atténuent, grâce à l’entourage qui ne s’affole pas, reste calme, accueillant, trouve cela ‘normal’. Les mots et les gestes de l’entourage constituent un premier rempart contre la psychose hallucinatoire qui l’envahit. Puis, l’accès au symbolique par les premiers mots, les premières représentations qui remplacent le ‘pas-présent’, permettra d’intégrer le réel, d’accepter la perte fondatrice, et les autres, les absences, les insuffisances, laissant apparaitre le désir : celui d’explorer le monde alentour, de parler, de marcher, de grandir dans ce monde.
Il en est ainsi de tous les processus d’intégration psychique du réel, au cours de la vie. L’acceptation se réalise par la symbolisation que sont la mise en mots de l’émotionnel, la verbalisation du vécu et par l’imaginaire qui permet de s’extraire pour envisager autre chose. Ainsi, le sujet remplace toute perte par la nostalgie. Et peut s’acheminer vers d’autres investissements.
La discontinuité créée par l’expérience du manque contribue à créer un décalage, une inadéquation. Tant qu’il ne peut saisir le monde par les mots, le sujet est soumis à son manque-à-être. La continuité de la vie psychique est assurée par l’intermédiaire de la symbolisation, qui intervient précisément pour combler ce manque. Elle intègre le signifié par l’intermédiaire de sa représentation qu’est le signifiant.
Selon cette conception, le langage a la primauté sur l’être, le langage construit le sujet.
Le réel c’est l’impossible dit Lacan et il est même impossible à définir. Est-ce la part de l’inconscient à laquelle le sujet n’a jamais accès ? il n’est repérable, ce réel, que s’il est combiné comme on l’a vu, au symbolique et à l’imaginaire.
Le registre de l’imaginaire est le siège des ‘images,’ des identifications, des leurres, des rêves produits par l’imagination. C’est une première étape pour sortir du réel, pour accepter de le vivre. C’est de la projection faite sur autrui, sur le monde extérieur. Nous voyons l’extérieur au travers du prisme de notre vision imaginaire du monde. Autrement dit, c’est le registre du moi, dans ce qu’il a élaboré, construit, au travers de ses fictions, de ses croyances, de ses attentes, de ses espérances, de ses modèles effecteurs. Avec sa dose de refoulé, de méconnaissance. C’est aussi le domaine de l’amour, des sentiments, de l’ambivalence de ceux-ci. C’est également le domaine des jalousies, des comparaisons, de l’agressivité, constitutifs des efforts réalisés pour tenir sa place dans la relation à l’autre. C’est l’imitation, le faire semblant, la capacité de se représenter une partie de la réalité. C’est bien sur ce qui permet de compenser les pertes, de réparer les frustrations, de vivre les deuils, de fuir les conflits intérieurs en se projetant imaginairement dans un monde irréel, bienfaisant, nourricier. Il permet de donner sens à nos investissements par les représentations et les symbolisations. ‘L’imaginaire permet de pouvoir différer le plaisir, en le rêvant ‘ (1) Il est le registre du plaisir espéré, permettant de s’investir dans les activités, les relations, les apprentissages, de faire des choix de vie. C’est le désir qui se mobilise pour accepter de faire les efforts et vivre les difficultés liés à toutes nos entreprises.
L’imaginaire se construit en premier lieu au stade du miroir, stade du narcissisme primaire. Auparavant, l’enfant ne se différencie pas du monde extérieur, il fait un avec tout. Puis, au stade où il se reconnait dans le miroir, il voit non pas lui, entièrement, tel que lui, mais lui, au travers de l’image de son corps, comme s’il était un autre. Il regarde alors l’adulte présent, dans un moment de jubilation, car c’est au travers de l’encouragement et du regard de l’autre, qu’il prend conscience que cette image est lui. Ainsi est préfiguré ce besoin chez tout être humain de se repérer dans les yeux de l’autre, pour s’évaluer. Et la difficulté à se connaitre, cette connaissance ne pouvant qu’être partielle, illusoire, au travers de l’image que l’on perçoit de soi, et donne à voir à soi-même et aux autres.
Le registre de l’imaginaire est donc tout ce que produit le sujet pour aménager sa réalité à vivre et le réel. Il est aussi constitué des histoires que l’on se raconte, de toutes les déformations dues à notre point de vue partial, de tout ce qu’on a voulu voir et amplifier et aussi de tout ce qu’on n’a pas voulu voir, ni savoir.
L’imaginaire vit sous la contrainte du monde extérieur. Préoccupé de l’image à donner et de la place à occuper, l’imaginaire contraint, limite l’accès au réel, voire le censure totalement.
Grâce au symbolique le réel est désenglué de l’imaginaire. Le symbolique permet l’approche du réel, et sa distinction d’avec l’imaginaire.
Le symbolique est la représentation mentale qui remplace ce qui est absent. Autrement dit, la symbolisation permet la mise à distance d’avec le manque, de remettre à plus tard l’obtention de la satisfaction, et de vivre l’échange avec les autres. La fonction symbolique est le tiers séparateur qui permet de se différencier de l’assimilation avec tout, et donc d’exister en tant que sujet autonome, en relation avec d’autres sujets autonomes. Ce sont les grandes lois qui régissent une civilisation, tel que l’interdit de l’inceste, l’interdit de tuer, l’ordre générationnel, les codes sociaux, communautaires et leur intégration, sublimation, transmission. Le symbolique permet de ‘civiliser’ l’inconscient, de diminuer le pulsionnel en le canalisant.
Le langage, le jeu, l’imitation et la représentation mentale sont les principaux fondateurs de l’accès au symbolique chez le sujet en devenir.
‘Au principe même du désir humain, le réel existe et se noue au symbolique grâce à l’imaginaire.’ (2)
On voit à quel point les trois registres en interaction forment un équilibre créateur. Et à quel point, si l’un domine, un déséquilibre dangereux s’ensuit.
Si l’imaginaire est trop puissant, non endigué par la symbolisation (la structure parentale pour un enfant, qui constitue la loi symbolique fondamentale par exemple) alors il y aura inhibition de la fonction imaginaire, par crainte du débordement, de la ‘folie’ imaginative.
Si le réel s’introduit sans médiation par l’imaginaire et le symbolique, il est pure angoisse.
Si le symbolique fait défaut, tout l’édifice est à l’arrêt.
Le travail psychique d’une cure, grâce au maniement du symbolique et à l’exploration des mécanismes du moi, contribue d’un part à une intégration du réel, et permet d’éviter son intrusion et l’effroi d’angoisse qui l’accompagne. Et d’autre part à un détachement de l’identification à son ‘moi’ imaginaire.
Ainsi créant la possibilité d’interactions entre les trois ordres, et l’activation des possibilités créatrices du sujet, qui se libère de ses représentations inhibitrices (‘moi’ fort), et de son réel non symbolisé (inconscient aux commandes).
(1) et (2°) article de Jeannine Duval Héraudet: Une articulation entre le réel, l’imaginaire et le symbolique, le nœud borroméen.