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Le deuil

Le processus psychique du deuil

En psychanalyse, nous parlons du travail de deuil pour évoquer la capacité du psychisme à se transformer autour d’une perte. C’est un processus à l’origine de la construction psychique , qui se poursuivra toute la vie. Le travail du deuil est à la fois un processus interne, intime, mais aussi extérieur, familial, collectif, universel, ritualisé, présent dans toutes les cultures. La perte est inhérente à toute évolution du vivant. On ne peut que le constater. Cette perte n’est pas subie, elle est désirée par le vivant; Le désir d’aller vers, d’investir de nouveaux objets, est un élan naturel, poussé par la pulsion de vie. Ce désir conduit à quitter, s’éloigner, c’est une acceptation de la perte pour vivre la suite.

Quand le deuil est ralenti, voire figé

Cette puissance psychique de transformation obéit à une dynamique mais peut aussi subir des ralentissements, voire un arrêt total. C’est alors que nous parlons d’un deuil qui ne se fait pas, ou ne s’est pas fait. En cas de Trauma (est appelé Trauma l’ensemble des effets psychiques dûs aux évènements dramatiques que vit un sujet, quelle que soit la nature de ces évènements), le travail du deuil est bloqué, au moins un certain temps. En effet, le Moi se clive pour se protéger d’une trop grande souffrance, d’une décompensation. D’un côté il continue à vivre comme avant, pendant qu’une partie de lui se fige, du côté inconscient. Il enferme ses souvenirs dans une ‘crypte’ inaccessible. Le Moi continue sa vie en faisant tout, de façon involontaire et non consciente, pour éviter les zones, les rencontres, les pensées offrant la moindre possibilité de réveiller la peine emmurée. Ce qui l’oblige à rétrécir grandement son champ d’action. Il s’amenuise ainsi, devenant au pire l’ombre de lui-même.

C’est ainsi que nous observons certaines personnes hantées par leur mort, mais en même temps, ne parvenant pas à accéder au chagrin de la perte. Ne pouvant approcher cette souffrance, l’accès à la réalité de la disparition est impossible. La perspective du futur est alors empêchée.

Les deuils pour chaque étape de vie

Le processus psychique de deuil accompagne chaque étape de vie. Toute période dans l’évolution personnelle d’un sujet fait l’objet d’un deuil ouvrant l’accès à la période suivante. Il y a un élan, un désir d’agrandissement du champ d’action qui favorise l’acceptation de la perte des avantages liés à la période précédente. Les deux sont concomitants. Ainsi en est il du petit enfant qui parvient à s’émanciper progressivement de la protection maternante qui lui était nécessaire et bénéfique pour s’éloigner, investir d’autres objets sans se sentir perdu. Son désir d’autonomie, élan naturel, le porte vers l’acceptation de la perte du cocon antérieur, de façon intermittente dans un premier temps; puis bien sûr plus pérenne. Par exemple, les hésitations lors des prémices de la marche montrent que coexistent la peur de la séparation, de l’absence de main qui tient, et la jubilation du mouvement autonome, entrainant cris de joie, et … parfois la chute ! Et la répétition jusqu’à trouver l’équilibre entre les deux forces psychiques: désir de mouvement, peur de quitter.

Nous portons ainsi de nombreux départs en nous. Ces processus psychiques sont engrangés, mémorisés et seront en résonance avec les vécus suivants. Si les premières séparations se sont effectuées avec un accompagnement évitant un trop-plein d’angoisse et de détresse, les autres séparations seront sans doute vécues sans effondrement narcissique du Moi.

Mais il n’en va pas toujours ainsi. Parfois les résonances avec des pertes anciennes sont telles qu’elles empêchent d’accéder à ce travail psychique de transformation. Parfois aussi, des pertes à l’âge adulte sont de véritables traumatismes difficilement surmontables.

Les ruptures de vie

Des ruptures dans la trajectoire d’un sujet tels qu’un licenciement, une exclusion, une rupture amoureuse peuvent être si difficiles à accepter qu’elles empêchent durablement le passage vers autre chose. Le processus de deuil est ralenti. Il faut alors une pause, un retour sur soi réparateur.

La fixation à une période ou à un être dont on ne peut se résoudre à accepter la perte est souvent amplifiée par les non-dits. Le travail de deuil pourra avoir lieu lorsque les paroles impossibles seront enfin prononcées, même en l’absence du destinataire. Par exemple, dire ce qu’on n’a jamais pu dire à ce parent avec lequel persistait un conflit irrésolu, parti en laissant cet inaccomplissement relationnel. Même si c’est par l’évocation mentale, (devant sa tombe, ou en thérapie!) la réparation symbolique est toujours possible.

Faire le deuil d’une relation compliquée et conflictuelle est long, difficile. Les manques sont encore manquants. L’attente du comblement des manques tenait la relation. Et ce qui n’a pas été comblé, mais était en espoir de l’être, espoir toujours déçu, se trouve maintenant face au vide. Il faut faire le deuil de cet espoir. De plus, l’ambivalence qui dominait la relation fait ressurgir les sentiments puissants d’amour haine éprouvés enfant pour les parents et leur conséquence: le sentiment de culpabilité. Tout deuil commence par un sentiment de culpabilité. ‘Et si je n’étais pas une personne suffisamment bonne et que j’aie provoqué la rupture’? Une auto-dépréciation peut surgir aussi. ‘Je n’ai pas droit à ce que tous les autres possèdent’ ‘ je ne suis pas à la hauteur’. ‘ je n’ai pas fait ce qu’il fallait’.

Accepter le manque

Un deuil est toujours la traversée d’un manque. On ne peut reconstruire du relationnel qu’en lâchant ce passé auquel on tient encore, en s’autorisant à vivre sans.

Le deuil de symptômes est à cet égard très significatif. Un symptôme, bien qu’insatisfaisant à la longue, et parfois destructeur par sa répétition et son aspect coercitif, emplit d’un plaisir réflexe, immédiat. Vivre sans le symptôme consiste à renoncer à cette satisfaction, donc à en accepter le vide. Par exemple, on peut rester dépendant d’une addiction et de son rôle de remplissage, même quand on a découvert la cause de l’angoisse qu’elle servait à masquer et même si cette angoisse diminue. Le psychisme a construit un circuit quasi inconscient qui continue à fonctionner de façon presque autonome. Amener à la conscience les ressorts (peurs, désirs) de la pulsion qui pousse à l’addiction au moment où elle se présente contribue grandement à une meilleure gestion de celle-ci. L’intégration des éléments de la pulsion dans le conscient conduit à pouvoir modifier la dynamique psychique, en diminuant le besoin de ‘pansement’ ou ‘remède’, privant ainsi le symptôme de la force de sa fonction première. Il devient moins nécessaire, jusqu’à ne plus l’être du tout.

Les deuils nous construisent psychiquement

L’acceptation de la séparation petit à petit devient effective chez le jeune enfant avec la possibilité de créer des représentations psychiques de ses parents, qui remplacent la réalité de leur présence. L’ambivalence des sentiments sera intégrée si l’enfant est rassuré sur le fait que ses mouvements affectifs, qu’il éprouve comme violents en lui, n’entament pas la continuité de la relation, ne provoquent pas de violence en retour, ni de rejet. Grâce à cette intégration, l’enfant apprend à se séparer, peut investir d’autres objets d’amour que les parents. Il construit psychiquement sa capacité à faire le deuil, à évoluer dans sa vie, à investir d’autres objets d’amour.

Le deuil originaire

Paul-Claude Racamier est à l’origine de la notion de deuil originaire, sur lequel s’appuient tous les autres deuils, et dont le dépassement ou l’échec de dépassement conditionne le rapport à l’autre tout au long de l’existence.

‘Par deuil originaire, je désigne le processus psychique fondamental par lequel le moi, dès la prime enfance, avant même son émergence et jusqu’à la mort, renonce à la possession totale de l’objet, fait son deuil d’un unisson narcissique absolu, et d’une constante de l’être indéfinie, et par ce deuil même, qui fonde ses propres origines, opère la découverte de l’objet comme de soi et l’invention de l’intériorité’ (1).

Le parent n’est plus investi de façon fusionnelle et entière, il se transforme dans la psyché de l’enfant en un premier objet extérieur, que l’on aime, que l’on déteste, que l’on recherche, que l’on repousse, tour à tour, et sans que la relation soit coupée. Ainsi l’enfant accède à l’extériorité de l’objet et dans le même temps à la construction de sa propre intériorité.

La traversée du deuil originaire permet de se sentir suffisamment en confiance , (qui n’est pas une confiance aveugle) pour investir le monde, la vie, les autres. C’est ce qui est nommé confiance de base. Elle ouvre aux investissements affectifs des objets autres que le premier narcissique. Elle permet l’existence psychique de l’autre, en tant qu’autre. Elle permet la créativité. Elle ouvre à la possibilité de traverser les autres deuils à venir sans effondrement, sans négation. Elle permet de vivre le manque, même si douloureux, ou très douloureux, de le surmonter, de finir par l’accepter, sans s’engouffrer dans un vide irrémédiable. Le processus psychique de dépassement de la perte se produit.

La censure du deuil

Mais si ce deuil originaire n’est pas réalisé, un dysfonctionnement se met en place. Le deuil de la toute-puissance infantile n’a pas lieu. Le deuil de la pleine appartenance non plus. Le comblement narcissique pour retrouver cette fusion est toujours recherché. Les objets extérieurs ne sont pas investis en tant qu’autres, mais sont pris puis jetés, servant uniquement ce besoin d’être comblé narcissiquement. Si l’étape du deuil originaire n’est pas franchie, le monde extérieur et le monde interne ne sont pas séparés. Tout ce qui est à l’extérieur doit servir l’intérieur. Le deuil (la séparation) est inacceptable, nié, rejeté totalement. On reconnait là les pathologies perverses narcissiques, telles que décrites par P.C. Racamier.

La sortie de deuil

Sortir d’un deuil, c’est en fait accepter de vivre le deuil. Ne pas persister à entretenir le souvenir d’une figure du passé, transformé imaginaire auquel on s’accroche, qu’on maintient coûte que coûte à l’état de mort-vivant psychique, par peur de faire disparaitre à nouveau et définitivement ce que l’on voudrait, pense-t-on, voir revenir.

Sortir du deuil, c’est faire disparaitre le fantôme qui hantait le psychisme: objet interne, déconnecté du réel, vidé de substance, mais présent partout, en filigrane. Que ce soit celui d’un être disparu, d’une relation terminée, d’un passé surinvesti, la présence de fantôme happe une bonne partie de la libido (énergie psychique).

Au cours d’un deuil, le fantôme disparait, l’objet revient. Il est possible d’investir à nouveau l’extérieur, au point de vue affectif, sensoriel, mental. Un nouvel état se met en place, les courants psychiques sous-jacents ont fait leur oeuvre, le travail de deuil a opéré un changement profond. C’est la redécouverte du monde, à l’aune des nouvelles perceptions issues de cette transformation.

En conclusion
La capacité d’aimer objectalement, la capacité de jouir du plaisir, et la capacité de supporter le sentiment de deuil constituent toutes ensemble les conditions de toute santé psychique. (2)

(1) (2) Paul-Claude Racamier, Le deuil originaire, Payot.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La déception

Nous connaissons tous des vécus de déception au cours de notre vie. C’est l’expérience humaine la plus banale. Et pourtant, on aimerait l’éviter car elle est source de grande souffrance. Elle apparait quand le réel s’impose après une idéalisation, un temps d’avant où l’on imagine l’à venir, lorsque l’attente gonflée d’espérance a mobilisé les fantasmes. Le réel ne peut qu’être différent, en décalage par rapport à ce que l’on croyait. Parfois mieux mais parfois moins bien. Parfois déroutant. Parfois très éloigné du rêve. La déception provient de ce décalage entre réel et imaginaire. Le réel intervient comme par effraction. Il est autre. Il est l’Autre. Ce qu’on ne contrôle pas, avec lequel il faut traiter, face auquel il est nécessaire de s’affirmer. Les premières déceptions, surtout, sont cruelles. Lorsqu’un événement fait vaciller le monde de l’enfance qui ne sera plus jamais comme avant. Ou lorsque l’élan spontané et entier se heurte à une fin de non recevoir. Lorsque la protection attendue, connue jusque-là, s’avère inefficace, déficiente. Lorsqu’une vérité cachée est perçue au-delà des mots, ou par hasard, sans explications, sans égard.

L’origine du mot déception est le latin deceptio qui signifie tromperie. La déception suit le sentiment d’avoir été trompé: trahi par autrui, trahi par notre propre vision des choses, trahi par notre faible capacité à anticiper et à envisager les différents scénarii. Dans tous les cas, on a cru à quelque chose ou à quelqu’un et cette croyance s’est avérée trompeuse, nous menant à attendre ce qui ne sera pas. La déception est ce moment de descente où apparait la désillusion. On se faisait une idée. Le réel ne correspond pas à l’idée . Dans le meilleur des cas, le moment est celui d’un réajustement : le deuil de l’idée préconçue se combine avec l’adaptation au réel. Celui-ci est intégré, il se relie aux désirs, le plaisir à vivre se déploie. Dans le pire des cas, le deuil ne se fait pas. Le rêve s’accroche. Le réel est décevant. On n’en veut pas. On le nie, on le rejette. Ou on essaie de le manipuler pour qu’il soit conforme à nos espoirs et à notre idée. Sans compromis avec lui.

Parfois les déceptions de l’enfance ont été immenses et sont difficilement dépassables. Ne pas s’être senti reconnu dans sa différence, avoir été brisé dans ses élans, ne pas avoir été soutenu ou protégé sont des expériences telles de déception, au regard de ce qu’un enfant peut légitimement attendre, qu’elles engagent une méfiance durable. L’autre n’est-il pas de toute façon prêt à trahir, à abandonner ? Le mode de relation est troublé par cette attente (frustrée aussi) de la déception.

Nous vivons une tension entre principe de plaisir (auquel obéit le fantasme) et principe de réalité, celui du réel bien tangible auquel nous ne pouvons nous soustraire. Pour que la satisfaction (partielle) des désirs puisse avoir lieu dans le réel, il faut accepter de vivre cette tension, ne pas la fuir absolument en se réfugiant (trop) dans le fantasme pur ou dans les satisfactions immédiates de désirs peu élaborés. Quelque chose alors de la déception pourra être intégré, c’est-à-dire dépassé. Oui, ce vécu est décevant, pas en tant que tel, mais tant qu’il est superposé avec le rêve en filigrane, en référence. Pourtant vivre consiste à élaborer un composé d’idéalisation et de déception: aucune évolution ne pourrait avoir lieu sans un idéal qui nous guide et nous motive à agir, à condition que cet idéal soit combiné avec l’adaptation au réel. La déception est un vécu de perte. Accepter la déception permet de s’extraire du sentiment de frustration en ajustant ses désirs avec le réel pour qu’il y ait adéquation et satisfaction. Accepter puis surmonter la déception, c’est ouvrir les possibilités du changement. On pourrait dire que le réel, forcément différent du rêve, est par nature décevant. Cependant, le réel nous conduit à modifier quelque chose en nous pour évoluer vers son intégration tout en accédant à nos désirs fondamentaux. Fuir la déception risque au contraire de nous laisser stagner dans la colère, le ressentiment ou l’envie. Un équilibre est à trouver entre désir et réalité, entre élan et retenue, entre l’idéal et la connexion au monde.

Le principe de plaisir lorsqu’il fonctionne seul est tourné vers l’intérieur, ne se met pas en contact avec autrui. Il a besoin d’objets visant uniquement à le satisfaire (substances ou êtres). Le plaisir et l’autre sont dissociés car la relation à l’autre, source d’ambivalence, est ingérable. « C’est le plaisir lui-même ou ce qui lui sert de support qui devient le compagnon de route, le substitut de la présence. Le reste n’est plus qu’à son service exclusif. Le plaisir peut ainsi tuer le désir’. Par l’accès à la frustration le principe de réalité enrichit le principe de plaisir. Le principe de réalité oblige à s’adresser à l’extérieur, à tenir compte de l’autre, à le considérer dans son altérité essentielle. ‘Dans la déception et grâce à l’accès aux parcelles de réalité, l’autre peut prendre figure, être reconnu, incarner sa position, se constituer comme objet.’ Quand l’autre existe, la non satisfaction du désir est normale, inévitable. Accepter l’échec de la satisfaction permet de ne pas rester fixé à l’assouvissement hallucinatoire (fantasmé) lié au pur objet de plaisir, et ouvre aux satisfactions réalistes, pleines de sens, profondes et évolutives. Le principe de réalité permet au principe de plaisir un accomplissement plus pérenne, plus proche de valeurs hautement investies.

En italiques, extraits de
Éloge de la déception, Jean-Philippe Dubois
Dans Libres cahiers pour la psychanalyse 2002/1 (N°5), pages 79 à 85 Éditions In Press

 

Se trahir

La notion de trahison implique qu’une confiance accordée a été perdue. L’autre, en qui l’on croyait, n’a pas agi dans le sens que l’on attendait. L’autre, ce peut être soi-même : que se passe-t-il quand on se trahit ? est ce que se trahir est se perdre ? ou au contraire, doit-on se trahir pour se retrouver ? Comment conquérir le chemin vers un authentique soi ?

Quand nous trahissons-nous ?

Au sens premier, trahir signifie livrer une information à un tiers, dévoiler un secret.
De même, on se trahit quand on donne à voir à l’extérieur quelque chose qui nous échappe, que nous n’avons pas souhaité extérioriser. Tout ce qui émane de nous sans que nous le maitrisions : nos oublis, nos actes manqués, nos lapsus, nos impulsions, tout ce qui parle de quelque chose de nous, soit que nous ignorons nous-mêmes, soit que nous aimerions conserver au secret.
Ce sont aussi des gestes spontanés, des paroles trop vite prononcées et que l’on regrette ensuite, qui ‘dépassent notre pensée’. Ou qui au contraire la révèlent de façon trop crue. Même le silence est porteur de message : ne dit-on pas que le ‘silence trahit la gêne’ ?
Qu’est ce qui nous conduit, par maladresse, à commettre une ‘gaffe’, en énonçant précisément ce qui choque, ou vexe, ou à dévoiler un secret, mettant ainsi brutalement en lumière un non-dit sans l’avoir décidé ?
Ce sont aussi les émotions que nous ne pouvons contenir: les rougissements, les lèvres frémissantes, les larmes aux yeux…tout ce que nous avons appris à déconsidérer, à enfermer, pensant que ce sont des faiblesses. Or, ces manifestations vitales nous échappent et se donnent à voir, sans que nous ne puissions rien faire.
Ne dit-on pas que ‘mes larmes trahissent mon chagrin ‘?
‘ L’être humain est vécu par le Ça’ dit Georg Groddeck (1). Autrement dit, par l’inconscient,  ce ‘quelque chose d’inconnu’, agissant à notre insu, trahissant notre conscient. Le ça, cette partie secrète et bien vivante cherche à s’exprimer quelle que soit la force de la répression mise en œuvre pour le refouler. Nous sommes les premiers surpris de ces émanations incontrôlées.

Se sentir défaillant

Nous sommes trahis par notre corps quand il n’est pas présent là où on l’attend : maladie, faiblesse, fatigue, forces non suffisantes, il nous met à l’épreuve d’avoir à réajuster nos exigences vis-à-vis de lui. On dit bien que nos forces nous trahissent. Elles sont défaillantes quand nous aurions pourtant voulu compter sur elles.

L’auteure américaine Siri Hustvedt (2) dans ‘la Femme qui tremble’ raconte ses investigations psychiques, neurologiques, et médicales pour tenter de comprendre un phénomène de tremblements irrépressibles de tout son corps, apparus soudainement lorsqu’elle donnait une conférence, s’arrêtant dès qu’elle cesse de parler, et qui ne s’accompagne d’aucun autre symptôme. Ne pouvant absolument pas maitriser cette tourmente qui s’impose à elle, Siri Hustvedt cherche les explications : Cela raconte quoi ? quelle partie d’elle s’exprime ainsi ?
‘La femme saisie de tremblements me donnait l’impression, en même temps, d’être et de ne pas être moi’

Notre mémoire nous trahit quand il s’avère impossible de se souvenir correctement d’une situation, d’une parole, du titre d’un film. Et quand le souvenir est là, il est plus ou moins précis, voire déformé. La capacité à se remémorer est fluctuante, la mémoire est infidèle au réel.

Ne pas être fidèle aux engagements vis-à-vis de soi

Nous sommes trahis dans notre confiance en nous-mêmes quand nous échouons, quand nous ne nous sentons pas à la hauteur, alors que nous pensions être prêts : examen râté, entretien de recrutement médiocre, prise de parole enlisée, rendez-vous saboté etc..
On peut ne pas aller au bout d’une tâche que l’on s’était assignée, ne pas tenir les promesses que l’on s’était fixées, abandonnant ainsi un engagement personnel.

Exemple : A, fermement décidée à ne plus fumer, a stoppé sa consommation durant deux mois. Relâchant sa vigilance, elle accepte quelques cigarettes au cours d’une soirée, oubliant sa résolution dans l’euphorie du moment, persuadée que ce n’est qu’un intermède. Le lendemain, prise de remords et de culpabilité, elle achète à nouveau des cigarettes, comme pour se punir d’avoir trahi, la veille, ses propres engagements.

Accepter l’inacceptable est aussi se trahir.

Etre fidèle à des liens qui entravent peut aboutir à un tel reniement de soi, que l’inacceptable advient : vivre a contrario de ses valeurs, supporter d’être malmené, maltraité. Ne plus croire en soi au point de renoncer à se battre pour se libérer d’un joug auquel on est soumis. Ainsi, c’est trahir ses propres désirs d’émancipation. Voire ne plus les ressentir.

Se mentir à soi-même

A force de vouloir se conformer aux pressions sociales de toutes sortes, on finit par ne plus savoir qui on est vraiment. Par peur de ne pas être aimé, certains se construisent dans l’objectif, parfois unique, de plaire à autrui. Pour paraitre parfaitement adapté, la réussite peut être brillante, l’image lisse et belle. C’est ce qui s’appelle une construction en ‘faux-self’, décrite et étudiée par Donald Winnicott (3).
Cependant, la véritable personnalité est cachée, enfouie, voire carrément ignorée. Les désirs et émotions peuvent même être considérés comme négligeables ou inopportuns.
Nous sommes tous plus ou moins soumis à cette obligation du paraître. Dans une société de la performance et de l’image, où les illusions de toute puissance et de jeunesse éternelle sont portées au pinacle, il est difficile de ne pas trahir ses aspirations profondes. D’autant plus que parfois, on les reconnaît à peine, n’y ayant jamais porté attention. Un sentiment de dépersonnalisation s’ensuit, quand, quittant les rives de son moi authentique, l’être dérive au hasard des diverses identifications qui l’attirent tour à tour. Il s’est trahi, acceptant de vivre très éloigné de lui-même.
Le sentiment de ‘se trahir’ signale, dans tous ces cas, que quelque chose en nous, que nous ne connaissons pas, agit et nous fait aller dans un sens que nous ne souhaitons pas. C’est ne plus se sentir maitre dans sa maison, ne plus avoir confiance en ses forces, en son mental.

Mais se renouveler, n’est-ce pas se trahir aussi ?

Nous trahissons nos idéaux, nos croyances, nos habitudes, lorsque nous en changeons. Ceci ouvre potentiellement à des tensions, à des doutes : est-ce que je n’ai pas le devoir de rester fidèle à mes valeurs et attachements premiers ? Suis-je légitime dans mon souhait de modifier ma façon de vivre, construite par loyauté sociale ou familiale?

Ai-je le droit de changer, en somme ?

Autrement dit quitter le chemin que l’on avait pris pour s’engager ailleurs, est-ce se trahir ? A quoi est-ce que je choisis d’être fidèle ?
-Accepter que la trahison des anciens attachements précède tous les changements et entraine l’évolution.
Par exemple, on élabore sa vie d’adulte en transformant les relations et les images parentales. Rester fidèle à la relation parentale infantile serait s’installer dans une fixation névrotique.
Ainsi, chaque période nouvelle d’évolution personnelle entraine une trahison par rapport aux attachements de la période précédente. La mobilité est à ce prix. Des trahisons multiples jalonnent notre histoire, trahison voulue, subie, vécue dans la souffrance, puis la libération d’une loyauté qui nous immobilise, nous entrave dans notre processus d’évolution.
Se trahir est donc passer à autre chose, rompre avec un état précédent, pour se placer différemment, pour amorcer un épanouissement nouveau.
Accepter que ce mouvement s’accompagne toujours de culpabilité
Des tensions se manifestent, entre d’une part le désir de faire de nouveaux choix, et d’autre part la peur de de transgresser les interdits implicites. Entre le désir de rompre avec des fidélités qui nous enferment et la peur d’abandonner une partie de soi ou de son histoire.C’est en comprenant d’où émane cette culpabilité que nous pouvons retrouver le conflit, et notre désir profond.
Pour choisir une voie nouvelle dans quelque domaine que ce soit, il est nécessaire de rompre avec un certain passé.
Parfois il faut un accompagnement pour vivre les renoncements comme un retour à soi et non comme une défaite ou une trahison de soi.

Comment ne plus se trahir et être en phase avec soi-même ?

Exemple: B décide de consulter pour reprendre sa vie en main :’Je suis sorti de mon chemin sans m’en rendre compte, m’oubliant tout à fait pour m’engager totalement dans mon travail, sous l’emprise de ma chef. Il m’a fallu plusieurs mois pour me dégager de cette emprise, même après en avoir pris conscience. Je retrouve mon goût de vivre, que j’avais perdu, comme si je m’étais abandonné moi-même au cours de ces années, trahissant qui je suis, et oubliant tout ce qui fait mon équilibre.’

Comment revenir à soi, quand on s’est perdu, quand on a trahi ce qu’on est ?

Le sentiment de déperdition s’accompagne d’une grande souffrance, qui nécessite d’être reconnue en tant que telle, et dont la cause doit être identifiée.
Il s’agira de trouver les modes d’expressions pour laisser émerger la personnalité, au plus près des émotions, des sensations, pour ne plus trahir sa pensée, mais au contraire l’élaborer au travers des vécus.
Prendre conscience que certaines bases de construction ne nous conviennent plus constitue l’étape première pour ensuite créer les fondations d’une réappropriation de son vécu.
Faire le point de l’existant : où j’en suis, qu’est-ce-que je vis actuellement, qu’est ce qui me satisfait, qu’est ce qui  ne me convient plus.
Puis une recherche intérieure est nécessaire pour reconnaître ce qui est essentiel, pour ne plus trahir ses fondamentaux, pour y revenir, s’appuyer sur eux. Pour renouer avec son monde émotionnel. Prendre appui sur sa sécurité intérieure.

Bibliographie
1 Georg Groddeck psychanalyste, 1866,1934 : Le livre du Ça.
2 Siri Hustvedt : la Femme qui tremble.
3 Donald Winnicott : pédopsychiatre et psychanalyste 1896-1971

Le silence et la parole

La psychanalyse  est appelée ‘cure par la parole’. La parole émerge, portant l’actualisation du sujet dans son histoire. Le dénouage des fixations névrotiques passe par l’existence de l’être dans sa parole, d’où va partir la guérison. Ses mots trop longtemps contenus devancent l’émotion libératrice. Le sujet dit, donc se dit. Cette parole authentique contient en elle ses zones de silence, ses peurs, ses hésitations, ses pleurs. Ses ombres et ses lumières. Ses images inaccessibles.

Cette parole-là s’articule au silence. Un silence porte un monde en lui. Il est plein, fort, gracile et sauvage. Il contient l’histoire du sujet, aussi. Sa prouesse à être venu là, parler de lui, lui qui avait si peu d’importance, qui s’était laissé réduire, oublier.

Le silence est la liberté de l’individu, liberté de parler, liberté de se taire, garantissant l’inviolabilité de son espace psychique. S’autoriser à ne rien dire, ne pas faire de la parole une obligation, un remplissage convenu, une imitation.

Du silence nait la pensée. Elle s’élabore en premier dans le silence avant d’être articulée dans le langage. Le rythme parole – silence souligne l’intensité de la relation entre l’intériorité et l’extériorité. Parler c’est extraire de soi ce qui pourrait ne pas être dit, qui sera choisi pour être dit, parmi un foisonnement de possibilités. Parler c’est agir, en ce sens.

Le silence est un marqueur de confiance.  On sait que l’autre, en l’occurrence l’analyste,  va l’accepter, ne pas l’interrompre, ne pas chercher à lui échapper par un vide de paroles. Le silence en ce cas est accordement entre soi et l’autre. Donc entre soi et soi.

Le silence en séance dit : ‘Je suis à l’écoute, en moi, de ce que je ne dis pas’. Et je choisis de dire ou pas. Ce que j’ai à dire ne s’énonce pas toujours. Il est mon secret. Il est ma sécurité. Hors de la tyrannie du ‘tout-dire’. Du tout langage.

‘entendre

où la parole

ne fut pas prononcée

le vide pourtant

qui l’a fait naitre’(1)

Le silence est aussi celui de l’émotion. Une vague émotionnelle se déploie hors les mots, débordant, peut-être submergeant. Ce seront alors les lèvres tremblantes, les yeux humides, les larmes coulantes, voire les sanglots. Difficile de mettre des mots sur l’émotion. On essaie. On tâtonne. Parfois des mots simples, pour exprimer un contenu émotionnel intense, bouleversant, riche de résonances.

Nous vivons les premiers temps de notre vie hors langage. ‘Cet avant…perdure, survit tout le cours de notre existence…Il oriente nos désirs les plus fous, et même les plus sages. J’y vois à la fois la source et l’horizon de notre pensée’ (2) . Une partie de notre vie se situe en deça des mots : la vie onirique, faite d’images, les sensations profondes, l’appréhension du monde par les sens, la vie de nos cellules….  Comment s’organise, ou pas, la part de nous indicible, qui ne s’énonce pas clairement, ou pas du tout, qui se situe au plus profond de l’inconscient, dans le corps ? Quelle place occupe-t-elle dans notre psyché ?  N’est-elle pas toujours là, aux arrières postes, enfouie et présente ? Cette langue muette, en nous, prend vie parfois, dans la parole libérée en séance. Elle est associative, elle est ouverte aux résonances. Elle nous surprend par sa vivacité. Par sa consistance. Par ses nuances.

A une autre extrémité, la parole sans silence, elle, peut devenir piège, voracité orale, désir fusionnel, incapacité de couper, de se mettre en retrait. Un débit verbal ininterrompu n’est-il pas volonté d’échapper à un silence potentiellement angoissant ?

La peur du silence émane de la volonté de vivre même, ce ‘vouloir-vivre ‘ originel (et sans conscience de lui-même) de Schopenhauer : Comment me sentir exister si je ne suis pas audible, par les mots, dits, écrits, les fameux messages rapides (short Message System) ? comment exister si je n’existe pas par la parole et la communication, par le relais de l’autre. Comment exister dans le silence ?

Silence peut être vécu comme un gouffre. Vide, il fait si peur qu’il faut s’en protéger par des moyens sonores, de l’interaction en permanence, du discours incessant.

La parole en psychanalyse s’accueille dans le silence bienveillant de l’analyste, l’acceptation, l’espace interpsychique des deux interlocuteurs. Aucune froideur dans ce silence-là, pas de posture figée, le silence permet l’écoute, l’accompagnement, l’encouragement, il aide à aller plus loin dans la pensée, le cheminement, ce silence-là ne néglige pas la parole. ‘Le silence pour le silence n’a aucune valeur, il est une forme du mépris’. (3)

La parole est aussi celle qui dénonce, énonce, fait sortir de l’omerta, du flou. Témoignages de victimes disant l’indicible, mots sur les détails de l’abus, impudeur pour dire ce qui était resté flou, même si ‘tout le monde savait’. Mais le dire en précisions fait sortir l’horreur du bois. Et oblige à s’y confronter. A ne pas écarter, négliger, nier. Le dit troue la chape de plomb. Le dit dérange. Le dit offusque. Le dit soulage celle ou celui qui dit, même longtemps après, surtout longtemps après, et la/le libère, en partie,  de la souffrance, de la culpabilité. La parole fait reconnaitre la souffrance.

La parole est bien sûr celle qui tisse le lien, social, intime, amoureux, amical, familial. La rencontre aura lieu à condition que soient respectées par chacun les zones de silence de lui-même et de l’autre. Chacun cultive son ‘jardin secret’ dit-on, à savoir, son intériorité protégée, non partagée, non énoncée à l’extérieur. Ce dialogue avec soi-même dans le secret de l’être permet de rencontrer l’autre, avec une frontière bien établie entre lui et soi.

Le silence comme base. Comme point de départ et comme fin. La parole s’inscrit sur le silence en filigrane.

‘La véritable musique est le silence, et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence’  Miles Davis

  • 1 Bernard Desportes, le cri muet, Editions Al Manar
  • 2 B. Pontalis, avant, Editions Gallimard
  • 3 David Le Breton, du silence, entretien Télérama, août 2016

 

La transformation

Un courant discret

Tout changement advient après qu’un courant discret et invisible l’a porté souterrainement. Des éléments reliés, mêlés y contribuent, qui ne sont pas dissociables. Le processus de transformation s’élabore en un tout, dont il n’est pas possible de discerner les détails au moment où il se passe. Ce n’est qu’après coup, quand la transformation se donne à voir en un signe tangible, extérieur, que peut se dire l’intuition vague qu’il se passait quelque chose, en catimini, en arrière-plan. Le processus évolutif apparait presque soudainement, non décelable auparavant, et pourtant évident, lorsqu’il est sous les yeux. (Ainsi en est-il par exemple de la traversée des âges. On ne se voit pas changer à chaque instant, jour après jour et pour chaque aspect de notre personne. Cependant le vieillissement se réalise malgré nous, au-delà de nous. Nous nous le figurons mieux en considérant les photos, où la transformation saute aux yeux, qui pourtant n’avait pas été perçue au quotidien durant le processus).

Un processus en sourdine

La préparation à la transformation s’effectue par le travail psychique sous-jacent, par une installation des fondations venant soutenir en soubassement le changement émergent. Ne se réalisent les mises en œuvre, les actions libératrices que lorsque le sujet est prêt. Et il  saura qu’il est prêt lorsque le changement sera visible à ses yeux et aux yeux de tous. Sans qu’il l’ait anticipé, ni senti venir. C’est un décalage, un pas de côté imperceptible, une fermeté nouvelle. On ne peut pas dire tout de suite ce qui a changé. Quelque chose s’est déplacé. Comme si quelques pièces d’un puzzle avaient légèrement bougé. Cela modifie l’ensemble, même si on ne saisit pas de suite quelles pièces sont touchées.

Dans l’analyse, l’indicible a été dit. Et ça remodèle le rapport au monde, aux autres. Quelque chose qui était coincé se dé-fixe. Et le flux d’énergie court à nouveau.

Un savoir au  cœur de l’être

La transformation commence et se situe d’abord au plus intime. Elle ne peut être appréhendée tant qu’elle est au cœur de l’être, sans distance. Le processus de changement est continu, et se réalise à l’insu du sujet. Seul l’effet extérieur sera perceptible. D’abord, quelque chose se constitue à l’intérieur, un savoir qui était déjà présent, mais enfoui, recouvert de contre-vérités, de croyances, d’aménagements divers. Ce savoir va s’amplifier, s’enrichir d’éléments de l’inconscient personnel, de symbolique, de mots, de phrases, pour ensuite  s’autoriser à paraitre au grand jour du conscient. C’est sur ce savoir non intellectuel qu’est basée l’analyse. Ce savoir ne peut être ‘convoqué’ à grand fracas, il ne sert à rien de le provoquer. Il ne peut se vouloir, ni se rechercher frontalement. A partir de ce savoir nouvellement émis, le conflit pathogène va s’apaiser jusqu’à devenir gérable.

La désagrégation du symptôme

Le symptôme se convertit dans le conscient. La compréhension du symptôme, de l’intérieur, par l’approche progressive, continue, régulière, des petits et nombreux éléments qui le constituent, le grignote, le désagrège en particules qui se désolidarisent, ne tiennent plus ensemble. Le symptôme puissant et simplificateur, agrégat d’énergies collées à lui, se mue par l’analyse en la multitude des éléments premiers qui l’ont édifié. Il se défait de lui-même, se démet de ses fonctions, désenclavé, désactivé, désarçonné.

Entre

Apparait alors la possibilité du mouvement, du jeu, de l’ ’entre’ : entre l’analyste et l’analysant, entre le présent et le passé, entre le conscient et l’inconscient, entre les séances, entre le déroulement intérieur à bas bruit, et l’émergence extérieure sonore, entre les peurs et les désirs, entre les rêves et la réalité. Dans ces interstices propices aux échanges, ce qui était figé circule. Il y a séparation, dé-collage de parois. Profitant de ces espaces de liberté, les déplacements se multiplient, laissant affleurer à la surface puis prendre place les nouvelles façons de considérer les évènements, les évidences et les prises de conscience faisant leur place d’elles-mêmes.

Il existe ainsi une continuité entre le mouvement silencieux des rouages intimes qui se dénouent, se renouent, et le déploiement à la lumière de l’extérieur.

La séance sert de catalyseur et le temps entre les séances permet de décanter. L’efficacité du processus analytique repose sur le laisser agir, l’observation, la durée, et non sur le forçage, la volonté, le chantage ou la persuasion.

Inspiré par :

François Jullien : cinq concepts proposés à la psychanalyse. La transformation silencieuse.

 

 

 

 

La réalité psychique

Nous pouvons tenter de définir la réalité psychique, à partir des trois modes que sont le réel, l’imaginaire et le symbolique, reprenant ainsi l’approche de Lacan.

Quand il y a une souplesse d’échanges articulés entre ces trois registres, on peut parler de fonctionnement psychique satisfaisant. Si l’équilibre est perdu, un mal-être ira grandissant. Le travail analytique consiste à activer les interactions psychiques pour que les trois niveaux collaborent et s’harmonisent mutuellement.

Le réel se définit dans ses rapports aux deux registres : celui du symbolique et celui de l’imaginaire, avec lesquels  il forme structure , par lesquels il peut être approché, pensé, élaboré ensuite.

S’il n’est pas structuré au sein du symbolique et de l’imaginaire, le réel ne peut pas s’appréhender. Il est alors informe, impensé. Il est ‘l’objet d’angoisse par excellence.’ Ce n’est même pas l’inconnu, c’est le ‘non-reconnu’. Tant qu’il n’est pas relié, mis en mots, donc intégré, tant qu’il reste inommé, il est l’impossible, générateur d’une souffrance absolue, et indicible. Il est un point aveugle du psychisme, il  relève de la crypte de l’inconscient.  Il est l’impossible à dire, car l’impensé. L’angoisse absolue.

Le réel est, par exemple, ce que l’enfant vit et ne peut se représenter, saisi par l’effroi, sidéré par l’inconnu faisant effraction. En d’autres termes, on l’appelle trauma. Un trauma vécu sans mots, sans élaboration psychique, sans possibilité de représentation.

Pour être intégré, le réel s’appuie sur le symbolique, constitué des mots, des différentes représentations, de la comparaison, des histoires d’autrui. Le réel est alors tenu, maintenu, porté par le symbolique, devient supportable de ce fait. Avec le symbolique, le réel peut s’intégrer, s’incarner psychiquement. Le symbolique travaille le réel jusqu’à le transformer en quelque chose de possible.

S’il ne peut pas être intégré, s’instaure un clivage de la personnalité. Il peut alors faire irruption de façon fracassante, peut devenir délire, hallucination. Il s’impose d’autant plus qu’il n’est pas pensé. Il surgit là où on ne le voit pas, précisément. Il enferme le sujet dans la répétition. Il est ‘la mauvaise rencontre’. Le sujet vient toujours buter sur lui, tant qu’il ne l’a pas ‘travaillé’. N’étant pas symbolisé, le réel s’impose sous forme d’acting, de passages à l’acte, d’agir pulsionnel, de compulsion de reproduction des mêmes scénarii, de somatisation.  Le corps agit là où le psychisme n’a pu mettre des mots.

Le travail psychique contribue à intégrer le réel dans l’inconscient, sans quoi il est encrypté, fossilisé, Il devient alors un point aveugle, qui rend aveugle à ce que l’on vit ‘réellement’, organisant les répétitions de fonctionnement.

Le premier réel qui nous est donné de vivre est le traumatisme de la naissance, passage de l’état de fœtus entouré de l’enveloppe utérine, à l’état de nouveau-né, dans la dureté de l’air, des sons, et des lumières, de ce soudain réel non tamisé, non filtré. Privé à tout jamais de la matrice ultra protectrice, le bébé est assailli d’angoisses, et de frustration, qui l’envahissent sur un mode hallucinatoire. Petit à petit, ces angoisses s’atténuent, grâce à l’entourage qui ne s’affole pas, reste calme, accueillant, trouve cela ‘normal’. Les mots et les gestes de l’entourage constituent un premier rempart contre la psychose hallucinatoire qui l’envahit. Puis, l’accès au symbolique par les premiers mots, les premières représentations qui remplacent le ‘pas-présent’, permettra d’intégrer le réel, d’accepter la perte fondatrice, et les autres, les absences, les insuffisances, laissant apparaitre le désir : celui d’explorer le monde alentour, de parler, de marcher, de grandir dans ce monde.

Il en est ainsi de tous les processus d’intégration psychique du réel, au cours de la vie. L’acceptation se réalise par la symbolisation que sont la mise en mots de l’émotionnel, la verbalisation du vécu et par l’imaginaire qui permet de s’extraire pour envisager autre chose.   Ainsi, le sujet remplace toute perte par la nostalgie. Et peut s’acheminer vers d’autres investissements.

La discontinuité créée par l’expérience du manque contribue à créer un décalage, une inadéquation. Tant qu’il ne peut saisir le monde par les mots, le sujet est soumis à son manque-à-être. La continuité de la vie psychique est assurée par l’intermédiaire de la symbolisation, qui intervient précisément pour combler ce manque. Elle intègre le signifié par l’intermédiaire de sa représentation qu’est le signifiant.

Selon cette conception, le langage a la primauté sur l’être, le langage construit le sujet.

Le réel c’est l’impossible dit Lacan et il est même impossible à définir. Est-ce la part de l’inconscient à laquelle  le sujet n’a jamais accès ? il n’est repérable, ce réel, que s’il est combiné comme on l’a vu, au symbolique et à l’imaginaire.

Le registre de l’imaginaire est le siège des ‘images,’ des identifications, des leurres, des rêves produits par l’imagination. C’est une première étape pour sortir du réel, pour accepter de le vivre. C’est de la projection faite sur autrui, sur le monde extérieur. Nous voyons l’extérieur au travers du prisme de notre vision imaginaire du monde. Autrement dit, c’est le registre du moi, dans ce qu’il a élaboré, construit, au travers de ses fictions, de ses croyances, de ses attentes, de ses espérances, de ses modèles effecteurs. Avec sa dose de refoulé, de méconnaissance. C’est aussi le domaine de l’amour, des sentiments, de l’ambivalence de ceux-ci. C’est également le domaine des jalousies, des comparaisons, de l’agressivité, constitutifs des efforts réalisés pour tenir sa place dans la relation à l’autre. C’est l’imitation, le faire semblant, la capacité de se représenter une partie de la réalité. C’est bien sur ce qui permet de compenser les pertes, de réparer les frustrations, de vivre les deuils, de fuir les conflits intérieurs en se projetant imaginairement dans un monde irréel, bienfaisant, nourricier. Il permet de donner sens à nos investissements par les représentations et  les symbolisations. ‘L’imaginaire permet de pouvoir différer le plaisir, en le rêvant ‘ (1) Il est le registre du plaisir espéré, permettant de s’investir dans les activités, les relations, les apprentissages, de faire des choix de vie. C’est le désir qui se mobilise pour accepter de faire les efforts et vivre les difficultés liés à toutes nos entreprises.

L’imaginaire se construit en premier lieu au stade du miroir, stade du narcissisme primaire. Auparavant, l’enfant ne se différencie pas du monde extérieur, il fait un avec tout. Puis, au stade où il se reconnait dans le miroir, il voit non pas lui, entièrement, tel que lui, mais lui, au travers de l’image de son corps, comme s’il était un autre. Il regarde alors l’adulte présent, dans un moment de jubilation, car c’est au travers de l’encouragement et du regard de l’autre, qu’il prend conscience que cette image est lui. Ainsi est préfiguré ce besoin chez tout être humain de se repérer dans les yeux de l’autre, pour s’évaluer. Et la difficulté à se connaitre, cette connaissance ne pouvant qu’être partielle, illusoire, au travers de l’image que l’on perçoit de soi, et donne  à voir à soi-même et aux autres.

Le registre de l’imaginaire est donc tout ce que produit le sujet pour aménager sa réalité à vivre et le réel. Il est aussi constitué des histoires que l’on se raconte, de toutes les déformations dues à notre point de vue partial, de tout ce qu’on a voulu voir et amplifier et aussi de tout ce qu’on n’a pas voulu voir, ni savoir.

L’imaginaire vit sous la contrainte du monde extérieur. Préoccupé de l’image à donner et de la place à occuper, l’imaginaire contraint, limite l’accès au réel, voire le censure totalement.

Grâce au symbolique le réel est désenglué de l’imaginaire. Le symbolique permet l’approche du réel, et sa distinction d’avec l’imaginaire.

Le symbolique est la représentation mentale qui remplace ce qui est absent. Autrement dit, la symbolisation permet la mise à distance d’avec le manque, de remettre à plus tard l’obtention de la satisfaction, et de vivre l’échange avec les autres. La fonction symbolique est le tiers séparateur qui permet de se différencier de l’assimilation avec tout, et donc d’exister en tant que sujet autonome, en relation avec d’autres sujets autonomes. Ce sont les grandes lois qui régissent une civilisation, tel que l’interdit de l’inceste, l’interdit de tuer, l’ordre générationnel, les codes sociaux, communautaires et leur intégration, sublimation, transmission. Le symbolique permet de ‘civiliser’ l’inconscient, de diminuer le pulsionnel en le canalisant.

Le langage, le jeu, l’imitation et la représentation mentale sont les principaux fondateurs de l’accès au symbolique chez le sujet en devenir.

‘Au principe même du désir humain, le réel existe et se noue au symbolique grâce à l’imaginaire.’ (2)

On voit à quel point les trois registres en interaction forment un équilibre créateur. Et à quel point, si l’un domine, un déséquilibre dangereux s’ensuit.

Si  l’imaginaire est trop puissant, non endigué par la symbolisation (la structure parentale pour un enfant, qui constitue la loi symbolique fondamentale par exemple) alors il y aura inhibition de la fonction imaginaire, par crainte du débordement, de la ‘folie’ imaginative.

Si le réel s’introduit sans médiation par l’imaginaire et le symbolique, il est pure angoisse.

Si le symbolique fait défaut, tout l’édifice est à l’arrêt.

Le travail psychique d’une cure, grâce au maniement du symbolique et à l’exploration des mécanismes du moi, contribue d’un part à une intégration du réel, et permet d’éviter son intrusion et l’effroi d’angoisse qui l’accompagne. Et d’autre part à un détachement de l’identification à son ‘moi’ imaginaire.

Ainsi créant la possibilité d’interactions entre les trois ordres, et l’activation des possibilités créatrices du sujet, qui se libère de ses représentations inhibitrices (‘moi’ fort), et de son réel non symbolisé (inconscient aux commandes).

(1) et (2°) article de Jeannine Duval Héraudet: Une articulation entre le réel, l’imaginaire et le symbolique, le nœud borroméen.

 

 

 

 

 

Le sens de la vie

Chacun s’est posé, à des moments de crise et de transformation, la question du sens de sa vie, et n’a peut-être pas toujours  trouvé de réponse satisfaisante. Certaines périodes, quand les repères éclatent, lorsque les paradigmes changent, et que les possibilités d’agir sont restreintes, ouvrent au questionnement existentiel. La ténuité du sens plus global de l’existence apparait, nous laissant désemparés, soudain face à notre transparence. Qu’en est-il de nous, lorsque ce qui emplissait nos jours disparait, lorsque le rapport au réel vacille?

‘Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse.’

Ecrit Fernando Pessoa, auteur intranquille qui explore passionnément, goulûment, les territoires nus de l’impossible de vivre, épluche les strates de l’immobilité et du non-sens, soupèse l’absurdité, examine le dérisoire, jusqu’à rejoindre un noyau, d’où émane le senti du vivant. Son art sublime ‘l’expérience de l’inexistence’ (la nullité) de toute chose et on y trouve de la jubilation, oui, paradoxalement.  La vacuité de l’existence, humée, reconnue, exalte le sentiment d’exister. Etrangeté de cette perception d’une transcendance immanente en parcourant son œuvre.

Même chantre du désespoir, l’être humain a besoin de se projeter. Il pense, en termes d’avant et après. Il part de son passé, de son histoire (l’être est langage, donc récit) et s’imagine dans un avenir, court ou vaste, que ce futur s’envisage en mois, en années, ou seulement au lendemain ; au soir ou à l’heure d’après, ou bien encore dans l’après-mort. Cela suppose un discours sur soi et avec soi, donc une distance, une visée plus large, ouverture à autrui, au monde, au lointain, au vaste. Il se projette au travers de ses représentations mentales, de ses idéaux, de ses croyances, de ses valeurs. Il ne peut se construire dans l’irreprésentable, dans l’impensé. Sa pensée, comme ses actes, sont des ponts vers la continuité, la suite de sa vie.

Le discours, le récit nous tiennent debout, vivaces ou chancelants. Notre action dans le monde est notre projet.

Cependant, nous sommes pris dans une apparente contradiction

D’un côté, la conscience d’être un individu parmi presque 8 milliards d’autres, vivant sur une planète située dans une galaxie contenant 100 à 200 milliards d’étoiles, ceci associé à la conscience de l’inéluctabilité et l’imprévisibilité de notre fin, nous porte rapidement au vertige de l’insignifiance et de l’inanité de tout effort, de tout espoir. Sachant de plus que nous ne maitrisons pas grand-chose : le temps, bien sûr, nous échappe, nous conduit vers la disparition, ruine toute illusion et toute espérance de durabilité. A notre échelle, même, à quoi bon souhaiter laisser une trace, alors que les souvenirs des êtres s’effacent progressivement et irrémédiablement.

D’un autre côté, la frénésie de sens, le besoin de remplir sa vie. La place occupée dans la chaine du recevoir et du transmettre, le désir de reconnaissance, la fierté du progrès accompli. Tenir à sa présence sur terre, peser son poids d’humanité, quels que soient ses objectifs, avec ses forces et faiblesses, ses  envies de vivre et ses découragements, ses lassitudes, ses allégresses.

‘Chacun de nous aspire à la perdurance, à l’appui, au sentiment d’appartenance et au sens ; Pourtant, nous devons tous nous confronter à la mort, à l’absence de socle, à l’isolement et à une absence de sens inévitables.’ (Irvin Yalom, la thérapie existentielle)

N’est ce pas en réunissant ces courants en apparence inconciliables que nous donnons du sens à notre existence ? N’est ce pas dans ce paradoxe que nous construisons ? Cette tension ne produit-elle pas notre énergie de vie ? Nous faisant tenir même lorsque tout va mal, que l’espoir semble perdu, et que les forces déclinent ? Même alors, n’est ce pas cet équilibre où nous nous situons, entre l’absurdité, le néant ,et le désir d’expansion, de croissance, qui nous fait tenir à la vie ?

Au-delà de la recherche constante et frénétique de remplissage du vide, nous vivons. Au-delà des questionnements essentiels, et existentiels, nous vivons. Dans les turbulences, dans les difficultés, dans les phases hautes et basses, nous vivons.

Personne n’est dupe, et chacun sait, au fond de lui, qu’il va disparaitre, que tout va disparaitre. Cette conscience rend parfois la vie difficile à supporter. Et pourtant, nous vivons…

D’ailleurs certains estiment que se poser la question du sens est vain, inutile, peu importe de trouver le sens. Il est, donné, évident, ne se remet pas en cause.

Oui, mais…Vivre n’est pas qu’une pulsion. Surplombant le survivre, vivre est un art, un apprentissage.

Nous avons besoin de chercher du sens pour trouver intérêt à la vie, et dans le but de progresser vers ce qu’on estime être le meilleur de soi-même.

Cette quête s’élabore à plusieurs niveaux :

* Notre représentation mentale du monde : Puiser matière à penser dans les conceptions philosophiques, religieuses, dans nos vécus, nos influences, parmi nos maitres, dans ce qui nous a été transmis.

* Notre engagement dans le monde : Poser des actes, agir, créer, organiser sa vie, se sentir utile, se mouvoir pour l’amélioration du ‘vivre ensemble’.

* Notre contemplation du monde : Se sentir un élément de la nature, percevoir l’univers qui nous entoure, accueillir le silence du lointain relié au silence en nous.

* Notre authenticité dans le monde : avoir pour but d’être soi donne du sens, se rapprocher de son ‘vrai moi’, agir en accord avec qui on est, après s’être perdu dans l’apparence et les faux-semblants, sur-adapté aux normes.

Chaque sujet, face à lui-même, ne s’invente-t-il pas un destin, une façon d’occuper le monde dans l’instant où il s’y trouve, poussé par la vie, responsable, sommé de faire face à l’inéluctable, engagé quoi qu’il advienne, quoi qu’il en pense ?

Ainsi, le parcours d’une vie possède une cohérence, où tout fait sens. Il prend sa valeur par le regard introspectif sur le passé.

Donner sens à la vie, c’est l’aimer en étant lucide : sans illusions, et avec pleine conscience de la difficulté qu’elle représente. Supporter les déceptions, les désillusions inhérentes tout en l’appréciant, tout en la désirant, pour ce qui s’offre à nous, dans le pur moment. Un noyau quelque part d’où émerge soudain un sentiment de bonheur, d’allégresse. Un matin serein et doux. Un travail accompli. Un échange positif. Un projet qui avance.

« L’univers n’a rien à nous vendre, et rien d’autre à offrir que lui-même – rien d’autre à offrir que tout . » (André Comte-Sponville, Impromptus)

Inspirations et citations

Fernando Pessoa, le livre de l’intranquillité

Irvin Yalom, thérapie existentielle

André Comte- Sponville : impromptus

 

Altérité et Identité

Sans le contact avec l’autre, existerions-nous ? L’identité ne semble qu’en apparence s’opposer à l’altérité.

Etre différent

L’altérité est ce qui nous différencie. Je suis un sujet différent, forcément différent. Chacun a élaboré une identité, irréductible à une autre, séparée, particulière  et singulière, sans équivoque possible.

Cependant, c’est dans l’interaction avec ces autres différents que le moi s’est construit : en référence, en symbiose, en opposition, en soumission, en révolte, en allers et retours, en amour et haine, en admiration et rejet, en éléments d’identification et en mouvements d’émancipation : ‘en phases successives d’opposition/appropriation’ (1).

La construction de l’identité/altérité

L’individu humain baigne dans un environnement familial, social, depuis la naissance, dès avant la naissance, dans le ventre, aussitôt que son appareil psychique est capable de percevoir, lumière, sons, émotions. L’être se compose au sein du monde des interactions humaines, il est ‘être social’.

Dès les premiers jours, l’infant regarde les visages penchés vers lui, sourires, lèvres qui bougent, plis autour des yeux, sons des voix. L’autre est là, énigme pour lui, source de fascination, et ces regards posés, toute une attention qui converge vers lui, une tension qui porte le message de l’accueil, ‘tu fais partie de notre communauté d’humain, nous l’attendons, le désirons.’ Le psychisme se nourrit d’interactions émotionnelles, corporelles, du toucher, du contact. Le petit humain construit sa vie d’abord avec les autres humains, son visage imite celui des autres, son sourire vient en réponse, il ne sourit que parce qu’on lui sourit, l’empathie est à la source de l’humanisation. Ces échanges fondent la vie affective et émotionnelle grâce à laquelle les capacités psychiques et cognitives se développeront en harmonie. Les angoisses et les détresses vécues dans ces premiers temps de la vie s’apaisent lorsque des bras tiennent, des peaux touchent, des paroles jaillissent, des visages s’animent, des regards se posent. Lorsque des affects sont ainsi transportés, transposés, émis, reçus.

L’enfant entre rapidement dans un échange actif avec l’entourage. L’entourage influence, encourage ou inhibe, selon les moments. L’enfant élabore ses réponses en fonction d’autrui. Il devient celui ou celle qu’on lui demande d’être, plus ou moins, dans un premier temps. Il apprend ce qu’il faut faire ou dire pour être aimé, considéré, approuvé, et sait ne pas reproduire ce qui fâche, ce qui ne plait pas à l’adulte. Il cède globalement à la nécessité d’organiser son désordre pulsionnel, en refoulant une partie, pour garder sa place et par peur de ne plus être aimé.

Autrement dit, il crée ses propres modes de fonctionnement pour gérer le fait de se sentir différent parmi les autres, tout en faisant partie du groupe, de la communauté, de la société.

Parallèlement, il construit son univers mental, individuel, secret, au fur et à mesure de ses étapes vers la construction de sa socialisation, par l’intériorisation des figures de référence, des vécus, émotions, faits, paroles. Enrichissant ainsi, en parallèle, son inconscient. L’intériorité se produit en même temps que l’altérité.

La relation à l’autre

L’autre me fait exister : Sous son regard, je suis. Face à ce regard, je ne suis plus une entité isolée, je me déprends de mon moi, je sors de moi, interpellé par l’autre, sa présence, son être présent. Pour chercher à connaitre l’autre, inconnu, forcément, ou pour me faire connaitre de lui, qui ne me connait pas, pour créer un lien, un lieu entre lui et moi.

Nos facultés d’intersubjectivité sont au centre de l’évolution, personnelle, sociale, juridique civilisationnelle, dans le domaine des arts, de l’économie : ce monde est basé sur l’échange.  Rien ne fonctionnerait sans l’empathie, la communication, la mise en place de dispositifs de transmission, fondant les règles d’accord et de désaccord, d’union et de séparation. Autrement dit sans les identités concernées par l’altérité. Le rapport à l’autre, central, préexiste.

La responsabilité devant autrui

Le premier contact avec l’autre, ce qui se dévoile à nos yeux est son visage. Le visage parle, convoque. Il dit l’énigme de l’être qui le porte. Celui qui est en face n’est pas un autre moi, il est un autre que moi. L’autre nous oblige, par sa présence même, par ce visage montré, à nous responsabiliser face à lui, à avancer vers lui   ‘acculé devant la responsabilité de devoir répondre ‘Me Voici’. ‘La socialité, le lieu où sont avec le Moi les autres, c’est une sortie de soi, définitive, un Appel de l’autre.’(1)

Le visage au sens où le philosophe E. Lévinas l’entend est ‘le visage qui commande, il faut aller le chercher là où il n’ y a rien…tellement exposé qu’il me commande sans me dire.’ ‘parce que le visage est nu, ça me regarde, sa nudité, son dénuement, me regardent, et ma conscience est alors confrontée à ce qui n’est pas elle, et qui pourtant l’interpelle, la supplie, exige.’(2)

Dans ces propos, l’altérité est mesurée à l’aune de la responsabilité ressentie, cet indicible vécu face au visage de l’autre, profondément humain, à l’humanité transcendée, au-delà des oripeaux, du masque social.

Ce moi constitué dans l’altérité, nous avons donc à le quitter, convoqué par la présence à l’autre.

Les altérations de l’altérité

  • Autre à soi-même

La socialisation à laquelle chacun est contraint conduit cependant à adhérer si fortement au personnage social, à y tenir si énormément, qu’on en arrive parfois à s’oublier, se cacher totalement derrière lui. Chacun met une grande énergie à chercher cette adaptation au groupe en permanence, pour se sentir appartenir pleinement à la communauté des humains. La terreur d’être un paria, un rejeté, un exclus, rend compte de la forte pression mise pour y échapper.

La réussite de l’inclusion sociale tient une grande part de la vie. Ce faisant, certains maintiennent cachés, à leurs propres yeux, leur créativité, et des pans entiers de leur intériorité. Parfois, ces morceaux ignorés manquent tellement, ont été tellement enfouis, négligés, qu’un sentiment de dépersonnalisation s’installe. Alors le sujet ne se sent plus une ‘personne’, son masque fond sur lui. Il ne se reconnait plus dans le miroir. Son identité est perdue, anéantie par la volonté de coller à la façade arborée, enfouissant l’humanité en lui, inaccessible derrière l’apparence conforme. Il n’a plus accès à son être, à son infini. Il devient étranger à lui-même. Le masque perd sa raison d’être, puisqu’il n’y a personne à désigner à l’intérieur. Et le rapport à l’autre ne fait plus advenir l’altérité, se désintègre sous l’effet de l’indifférence, du manque d’intérêt. Car comment s’intéresser à autrui si l’on s’est perdu ? comment faire face à l’autre si l’on n’a plus le sentiment d’un moi existant ?

Le mot ‘personne’ est lui-même une mise en abîme, pris dans un double sens opposé : sujet ou absence de sujet.

  • Se perdre

Ne pas pouvoir se poser comme sujet face à un autre, revient à se perdre complètement, à ne plus exister. Un autre prend le pouvoir à l’intérieur et désintègre la confiance, l’unité, anéantit la possibilité d’être par soi-même. Il se produit une altération du moi, rendu autre, se trahissant lui-même.

La porosité entre l’autre et le moi rend impossible à ce moi perdu de s’affranchir, de se croire à nouveau capable, de se vivre dans l’altérité, seul, unique, face à l’autre, lui-même seul, unique.

La négation de l’autre en tant qu’identité est la source des relations d’emprise, des totalitarismes.

Sauver l’identité par-delà l’altérité

‘ Face à autrui qui me possède en me voyant comme je ne me verrai jamais, je suis projet de récupération de mon être.’ E. Levinas.

L’identité se construit par et dans l’altérité, et peut aussi s’y perdre. Le moi est soumis à de telles pressions extérieures et internes, qu’il doit lutter pour sa préservation. Son équilibre est précaire. L’altérité nous distingue et nous rend à nous-mêmes. Car c’est dans l’œil de l’autre que je me reconnais  à la fois semblable et différent. C’est par l’altérité qu’il peut y avoir communication, entre deux au moins, différents, étrangers l’un à l’autre, étranges même, peut-être, l’un pour l’autre. Dans cet échange avec l’autre, je dois me récupérer, ne pas me laisser posséder. Maintenir l’espace et la conscience d’être autre. Et la conscience que l’autre est un entièrement autre que moi. L’identité se fonde sur l’altérité. Mais ne doit pas s’y fondre, ni s’y confondre.

‘Identité et altérité se répondent sans cesse, se co-constituent sans que l’un pré-existe à l’autre.’ (1)

 

  • (1) Patrick Colin, Identité et altérité, cahiers de gestalt-thérapie, 2001,1 n°9.
  • (2) Maria Salmon, la trace dans le visage de l’autre, revue-sens-dessous N°10 2012/1.

 

 

 

 

Les visages du masque

Depuis quelques mois s’actualise et s’impose à nous la question du masque. Bien sûr, il s’agit d’un masque particulier, moyen utilisé pour se protéger de la contamination virale, sans autre raison d’être. Cependant, son usage, répandu, conseillé, obligatoire même, nous conduit à revisiter certains de nos comportements et à nous interroger sur les rapports à autrui, amicaux ou sociaux, posant la question des éléments fondateurs de notre identité, de notre lien au monde, de notre liberté d’être. Porter un masque lors de nos interactions sociales est loin d’être anodin. La place symbolique du masque dans notre univers mental est très archaïque, profondément ancrée depuis des temps primitifs, influant sur nos façons d’appréhender aujourd’hui cet élément, apparaissant dans un cadre plus vaste de modification de nos modes de vies.

Cet article se donne pour objectif d’étirer des fils à partir de la notion de masque, voir où cela mène…

Le masque social ou persona

Des forces s’organisent très tôt dans l’enfance, au sein du système psychique, au service de la mise en conformité avec les exigences et les souhaits de l’environnement. Un personnage est créé, appelé persona, intermédiaire entre le moi et le monde extérieur. Nous donnons à voir une représentation de nous pour les autres. Une apparence, une sorte de masque destiné à nous présenter au monde, pour être inclus dans celui-ci. Nous disposons de plusieurs masques : Le familial, le professionnel, l’intime, parmi d’autres. Et à l’intérieur de ces rubriques, les sous-masques : par exemple, nous ne sommes pas tout à fait le même avec tel ami qu’avec tel autre, nous donnons à voir des aspects de nous différents selon que nous sommes avec nos parents, ou avec nos enfants, nous n’interagissons pas de la même façon avec notre supérieur hiérarchique qu’avec un membre de notre équipe. De plus, nos interlocuteurs ne sont pas neutres ; ils projettent une image sur nous (tout comme nous le faisons pour eux) , nous considèrent d’une certaine manière, fonction de leurs a-priori, de leurs croyances, de leur histoire, ce qui nous influence aussi dans notre conduite.

Notre personnage évolue, se confronte à différents terrains. On peut avoir été timide et incapable de prendre la parole en public, et se révéler un jour, un orateur prenant plaisir à être écouté. On peut rester dans l’ombre en groupe, et être très à l’aise dans les relations intimes.

Dans la tragédie grecque, le masque de théâtre, figure d’un personnage appelé ‘PERSEPON’ a donné le nom de persona en latin, qui signifie ‘masque de l’acteur’. Ainsi s’origine le mot ‘personne’, qui, c’est à noter, est lui-même double : d’un côté il signifie un sujet humain (une personne) , de l’autre est utilisé dans le sens d’absence de sujet (il n’y a personne).

Nous sommes tous acteurs, présentant un visage différent selon les circonstances, endossant un rôle, pour ensuite en changer, apparaitre et disparaitre, comme sur une scène de théâtre. La capacité d’adaptation est mise en œuvre pour  évoluer au sein des groupes que nous fréquentons. Nous savons les regards sur nous, nous avons conscience d’occuper une place, nous avons un titre, un métier, une fonction, qui nous font exister socialement.

Le jeu des masques, reconnaissance d’identité

Aux jeux des masques se superposent les enjeux du paraitre et de l’être, pivot de l’identité.

Derrière le masque, quelqu’un existe, une identité cherche à être reconnue.

Le masque social cache les failles, les faiblesses, les doutes, les incertitudes. L’apparence est lisse, constante. ‘les autres s’en tirent mieux que moi, tout a l’air d’aller bien pour eux’. Oui, car je ne vois que la façade qu’ils me présentent.

Mais aussi le masque montre, révèle. L’homme de théâtre Alfredo Arias explique que le masque lui permet de jouer, de construire un personnage, de passer de l’exalté au retenu, ce qui aurait été impossible sans le masque. Le masque aide à transcender. Porter un masque est renoncer à une partie de soi, visage et expressions disparaissent, et tout doit être reconstruit. Avec le masque, le vêtement, la perruque, le travestissement, s’ouvre un monde nouveau, inconnu, à créer entièrement, au-delà de l’humain, du naturel. Où tout est possible. (entretien France Culture, Une séance au théâtre, Joëlle Gayot ,20/05/2018)

Le maquillage, de même est un révélateur, il accentue, met en valeur, atténue, et ainsi dévoile un nouveau visage. Il transforme, il façonne, c’est un acte créateur d’un nouveau moi. Ce qui est donné à voir est différent, amène d’autres échanges, un autre regard.

Parler, écrire, mettre en mots, n’est-ce pas une autre façon de masquer et de révéler? Pour être entendu, il faut traduire en langage compréhensible ce que nous voulons dire. Il faut donc se mettre en phase, et mettre en phrases, mettre en scène, créer des personnages, faire vivre des situations, adopter un langage compréhensible pour l’interlocuteur, ou le lecteur, faire un effort d’adaptation. Est-ce qu’alors nous disons le vrai de nous ? ou ne trahissons-nous pas un peu notre pensée, pour ne pas risquer d’être mal compris ? car enfin, l’autre ne doit pas tout savoir, percer nos pensées les plus secrètes. Nous ne donnons à entendre que ce qui est acceptable, nous choisissons, trions.   Mais d’un autre côté, sans un autre pour lire, écouter, qu’aurions nous à dire de nous ? cela existerait-il même ?

Ainsi le rapport à l’autre oblige à aller au-delà de soi, à créer, à transcender qui nous sommes, à opérer un léger décalage, à s’inventer sans cesse. A se trahir aussi. A quitter son moi. Pour mieux le retrouver?

Les trois rôles du masque : Dissimulation, métamorphose et épouvante.

Ce sont les trois fonctions essentielles et elles se superposent : le masque camoufle, travestit, et fait peur.

La disparition du visage crée une angoisse métaphysique fondamentale : on ne sait pas qui est en face, peut-être un ennemi, il inspire la peur. En même temps que le masque dissimule, il amplifie et  exalte :

‘ ça dissimule quelqu’un mais ça lui donne une forte personnalité,  vous vous occultez mais pour réaffirmer quelqu’un d’autre vous ne disparaissez jamais avec un masque , au contraire, vous êtes double ou triple ou quadruplement présent’  (Ibid, Alfredo Arias France Culture)

A l’origine, le masque vient de la forêt, il est fait de feuilles, de fibres et de bois. Une divinité incarnée sort de la forêt. Le masque est l’intermédiaire entre l’homme et le ciel, il est médiateur, établit un lien avec l’extraordinaire, l’inattendu, le mystique, le sacré.

Sous le masque,le visage, cette fiction de soi, disparait. Or, la disparition du visage interpelle, attire, indigne, nous renvoie à nous, à l’essence de l’être, à l’interrogation fondamentale, qui est ce je derrière le masque, pourquoi sommes nous là ?

Avec la transfiguration, le masque ouvre la porte à cette possibilité de se connaitre, de se révéler. Les expériences du clown, ou du masque de comedia del arte, amènent à vivre des facettes de soi inconnues, l’imaginaire permet de libérer le réel. C’est aussi l’art de chercher tous les personnages en soi, y compris ceux qui sont cachés, qui n’ont jamais été dévoilés, qu’on n’a pas osé faire exister. .

Nous avons appris à ne pas nous ‘cacher derrière le masque’. C’est fort mal considéré, et se montrer, se dire, est au contraire valorisé, la représentation de soi est une occupation très prisée. Pourtant, se cacher est se préserver, se rassembler, se retrouver. L’individu contemporain, aux prises avec d’énormes exigences à  être soi, à se construire, à réussir, à être autonome etc.. ce sujet sous pression a besoin de s’extraire, de se démobiliser pour souffler, de disparaître, de changer de personnage pour échapper ‘à la nécessité d’une mobilisation trop prenante’. ’Dans ce contexte, la relâche de l’effort d’être soi est parfois une tentation.’ (David le Breton, Disparaitre de soi, éditions Maitailié).

Chacun éprouve la nécessité de s’alléger de sa responsabilité d’être, de changer de peau, de comportement afin de se soulager d’être soi. Ce peut être pour le meilleur, se libérer momentanément de la pression en étant un autre dans des activités différentes, en jouant d’autres rôles, en étant ‘anonyme sur les chemins’ (Ibid.) .Ce peut être pour le pire aussi : La violence des réseaux sociaux à laquelle nous avons fini par nous habituer peu ou prou, celle de ceux qui énoncent des horreurs sous pseudonyme : violence de l’être qui avance masqué et n’a plus la retenue sociale, déresponsabilisé, osant ce qu’il ne dirait pas en face, face au visage de l’autre.

Qui est derrière le masque, l’apparence, le personnage public ? Que souhaitons nous conserver dans l’ombre ? Quels sont nos secrets précieusement enfouis ?  Faut-il montrer, peut-on montrer ? n’y a-t-il pas une part de nous, absolument autre, même à nos propres yeux, et qui ne pourra jamais être vue ? Par ailleurs, ce que nous cachons ou croyons cacher soigneusement, n’est-il pas justement mis en évidence ? Les fissures dans le masque ne révèlent-elles pas notre énigme fondamentale ?

‘Quand vous me verrez, Allez, Ce n’est pas moi’  (Henri Michaux, Petit)

 

a bas les masques
Gérard DETRAIT

 

Déconfinement: désirs et peurs

Nous espérons voir le bout du tunnel, la lumière au fond, qui commence à apparaitre, qui grandit au fur et à mesure de l’avancée de nos pas vers elle.

Le confinement, évènement intime et collectif, s’apprête à se transformer, portant le nom de déconfinement. Evènement personnel et social, lui aussi. Quelques libertés de mouvement sont accordées, une possible resocialisation, mais  avec des distances à respecter, l’absence de contact des peaux, ‘gestes barrières’; désinfectants et autres gels hydroalcooliques à profusion, masques chirurgicaux  …expérience sanitaire plus que sociale. Et bien sûr, le tout accompagné de l’angoisse liée à la recrudescence des contaminations, donc à la possibilité d’ « attraper le virus », qu’il vienne habiter en nous, qu’il colonise nos cellules, nos voies respiratoires.

Le déconfinement, une attente, un mouvement suspendu.

Ce ‘déconfinement’ est tout autant source d’espoir que de crainte. Nous sommes comme le papillon qui va émerger de la chrysalide. Dans quel état allons-nous être ? nous nous apprêtons à déployer nos ailes, à investir un espace extérieur qui était devenu interdit. A augmenter notre déploiement, après nous être repliés sur nos intérieurs, nos activités intimes, moins exposés au regard et à la représentation sociale.

Chacun questionne le concept de liberté, mis à mal depuis les lois d’urgence sanitaire qui ont instauré un régime de contraintes.  Chaque geste et mouvement est pensé, examiné, remis en cause. Tout comportement placé sous surveillance. L’élan vers l’autre doit être réfréné, la spontanéité n’est pas de mise. La distance physique accompagne toute communication avec autrui. Les déplacements sont restreints, avec un chiffre annoncé, objet de toutes les spéculations, comme si chacun aussitôt avait envie de tester la limite qui lui est imposée. On a droit à 100 kms, allons regarder jusqu’où ça nous mène ? jusqu’où je peux aller, de chez moi, en parcourant 100 kms ?

Tout cela nous dit que la liberté retrouvée n’est pas pour maintenant.

« Je veux être sûr de pouvoir marcher dans mon monde, sans drones au-dessus de ma tête, sans camera braquée sur ma maison, sans espion numérique dans ma poche ». Jacques Drillon (Je veux, tracts de crise N°67 Gallimard)

Mais face à ce sacrifice organisé et imposé de notre pouvoir de liberté, si chère et si ambitieuse, se trouve la sauvegarde de la vie et la nécessité fondamentale de protection. L’ensemble des sociétés humaines a semble-t-il choisi la considération pour l’être, au détriment même de l’économie. Le soin à autrui est une valeur supérieure, qui conduit l’esprit des lois et des recommandations. Se préserver et préserver autrui. La solidarité est, de fait, valeur suprême.

« notre confinement est une défense de la vie » Edgar Morin (Un festival d’incertitudes, tracts de crise N° 54 Gallimard)

Entre les deux, nous oscillons : parfois, l’énervement gagne :  les obligations restrictives commencent à peser. Parfois, se sentir protégé par et dans nos intérieurs, encore quelques temps, nous rassure.

Cependant, nous en sommes certains : nous allons sortir progressivement. Quitter le cocon bien douillé, l’assurance de ne pas attraper la maladie, la tranquillité des jours monotones, le silence dans le ciel, et autour, la cour d’école vide, comme en vacances. Ce n’est pas si simple

Ce retour à la vie extérieure doit être accompagné de précautions. Comme toute naissance, il est aussi un traumatisme. Dans l’espace privé s’est créé un espace psychique de protection. Sa préservation est essentielle, afin de ne pas vivre les inévitables sources de stress revenu comme des invasions brutales qui désarçonnent le sentiment de sécurité. Un retour progressif, choisi, devrait avoir lieu, pour éviter que la peur prenne le dessus, pour ne pas donner prise à l’angoisse.

Le désir d’autre chose

Ce rétablissement très partiel de notre autonomie, ne peut masquer un désir d’ « autre chose », en profondeur : Désir d’on ne sait trop quoi, de mouvement, d’horizon différent, d’échanges sans écrans, surtout désir de renouveau. Sentir l’existence de ce désir, en sourdine, en filigrane. Un désir qui n’ose se montrer, sa possible réalisation étant pour plus tard, on ne sait pas quand, on ne sait pas comment.

Il est difficile de se projeter vers l’avenir: seule certitude, la suite est pleine d’incertitudes, dans tous les domaines. Et rien ne sera tout à fait comme avant, malgré notre désir, ô combien humain et compréhensible, de retrouver ce qui nous apparait aujourd’hui comme la douceur et l’insouciance d’avant. Le demain sera empreint d’une sourde et tenace douleur : nous avons collectivement vécu un choc. Nous ne l’avons pas encore absorbé, digéré, et n’avons pas encore mis en œuvre les actions qui devraient nous permettre de surmonter cette épreuve.